Depuis Caché (2005), le cinéma de Michael Haneke s’était efforcé de trouver une forme plus fluide, moins heurtée qu’à ses débuts, lissage qui culminait dans ses deux Palmes d’Or — Le Ruban blanc en 2009, puis Amour en 2012. Si, dans ces deux derniers films, l’on pouvait encore déceler çà et là les traces d’une esthétique du fragment — qu’il avait notamment travaillée dans sa « trilogie de la glaciation » –, celle-ci y valait cependant moins comme système de point de vue que comme pure technique de narration – ainsi, dans Amour, il s’agissait, par la narration éclatée, de ménager une tension entre les différentes strates de temps. Après ces deux films plus polis — dans les deux sens du terme –, où Haneke était parvenu, avec plus ou moins de bonheur (selon les opinions), à donner à ses obsessions une facture plus accessible — les repoussant au seuil d’une histoire à raconter — on est surpris de l’éclatement généralisé qui gagne progressivement Happy End : à l’inverse de Funny Games, l’ironie du titre réside ici moins dans le programme sadique (« casser du bourgeois ») qu’il annoncerait avec fracas que dans ce qu’il désigne effectivement. Car le récit qui se déploie dans ce douzième long-métrage de cinéma suit un trajet pour le moins tortueux : sa chute indécise, bien qu’elle dialogue avec le prologue abrupt, achève en effet de creuser l’abîme ouvert par les failles de cette chronique familiale — bien plus qu’une simple pirouette de scénario, la réapparition du smartphone dans la scène finale, tout en resserrant le cadre, libère de fait une virtualité de rapprochements, d’oppositions et d’interprétations que les brisures du montage avaient jusqu’alors contenus.
Débris ou fragments
Le générique d’ouverture s’affiche en petits caractères blancs sur fond noir. Soudain, une lucarne étroite découpe l’écran et délimite le cadre, lui-même redoublé par l’embrasure d’une porte : en basse lumière, filmée au moyen d’un smartphone, une femme, dans le fond du champ, s’affaire dans une salle de bains. Les quelques commentaires de l’observateur qui s’inscrivent simultanément au bas des images ne font, pour le moment, que décrire les actions banales qui nous sont données à voir. Qui voit-on exactement ? Et qui regarde, à cet instant-là ? Ces questions que suscite le premier plan de Happy End, c’étaient précisément celles qu’on se posait au début de Caché – avant de comprendre, au bout de quelques secondes, que les images introductives étaient regardées par les personnages principaux sur un écran de télévision. Mais ici, le secret est très vite défloré — en recollant rapidement les morceaux, on obtient une vue générale de la scène de crime. Les victimes ? Un hamster et la femme aperçue dans le premier plan. Les symptômes ? Intoxication, vraisemblablement. Le coupable ? Ève, une adolescente de bientôt treize ans. L’arme employée ? Des antidépresseurs. Certes, l’on saisira, dans les développements ultérieurs de l’intrigue, quelques indices qui pourraient révéler, sinon les motifs, du moins les conditions de possibilité du matricide : une forme d’apathie congénitale, de rejet du vivant, au sein d’un ensemble dont Ève (Fantine Harduin) n’est qu’une composante parmi d’autres. C’est que, dans cette famille d’industriels du Nord-Pas-de-Calais — dont Ève est, à un demi-frère près, le membre le plus jeune –, tout fonctionne sur le mode d’une mécanique discordante. Sans pour autant avoir recours de façon récurrente à des plages d’écrans noirs — qui, notamment dans 71 fragments d’une chronologie du hasard (1994) et dans Code inconnu (2000), marquaient d’une béance narrative le passage d’un segment à un autre –, Michael Haneke montre, tels les débris d’une mosaïque chorale, quelques instants fugaces de la vie intime ou professionnelle de ces héritiers : tous ressemblent à des automates petits-bourgeois qui, s’ils s’enrayent au moindre accident de parcours, n’en persévèrent pas moins dans leur avidité morbide.
Dislocations
Aussi le film s’efforce-t-il moins, dans ses premières minutes, de faire converger les différentes lignes qui l’innervent que de les distendre : des vignettes très succinctes, qui montrent les personnages comme pris sur le vif — au milieu d’actions souvent très ordinaires. C’était déjà cette « prise sur le vif » qui donnait son rythme au premier long-métrage du réalisateur, Le Septième Continent (1989). Sa finalité, néanmoins, était alors tout autre : les instantanés de la vie quotidienne y formaient progressivement une chaîne de faits et de gestes qui conduisait inéluctablement à une catastrophe. Le film, qui démarrait sur le mode d’une étrangeté tatiesque, était en définitive monté comme une tragédie implacable. Dans Happy End, en revanche, cette liaison organique entre les scènes est rompue. En ce sens, le montage retranscrit, à l’échelle du film, ce qui donne leur substance à de nombreuses scènes isolées : la dislocation. Ainsi, la famille Laurent, loin de former un ensemble cohérent, apparaît comme un agglomérat d’individus étrangers les uns aux autres, artificiellement réunis au sein du plan. L’arrivée d’Ève dans la maison de Calais permet à Haneke de mettre en espace cette dispersion : dans une scène, les personnages, attablés, échangent sporadiquement quelques paroles et, comme pour appuyer le ton affecté de la conversation, ils sont filmés tour à tour dans des gros plans frontaux qui, au lieu de les rapprocher, les disjoignent les uns des autres. La circulation entre les pièces se fait sur la même modalité de désorientation : lorsqu’elle prend ses quartiers, Ève est guidée par son père depuis le salon jusqu’à la chambre sur une très courte distance et les acteurs semblent suivre un tracé parfaitement balisé. Aussi bref soit-il, le passage d’une pièce à l’autre correspond également à la transition entre deux microcosmes opposés : dans la pénombre de la chambre d’Ève, le souvenir du tout premier plan ressurgit — à tout moment, les pulsions archaïques en sommeil sont susceptibles d’être ravivées par la présente obscurité. Dans sa structure, cette courte scène rappelle Benny’s Video (1992) : la chambre de Benny figurait un terrier, situé en retrait du reste de l’appartement, où prenait corps peu à peu le refoulé de la famille bourgeoise.
Le spectateur chimérique
Mais dans Happy End, la caméra reste la plupart du temps à l’écart des émotions, et la vie psychique des protagonistes se dessine plutôt à partir de ce qu’on n’en voit pas : quelque chose comme une inquiétude sourde qui se tient dans la posture raide de certains acteurs, dans leur calme inquiétant (Mathieu Kassovitz, Laura Verlinden) ou au contraire dans la nervosité qu’ils manifestent (Isabelle Huppert, Franz Rogowski), au seuil d’une angoisse plus enfouie. Le seuil : c’est la place que Michael Haneke assigne ici autant aux comédiens qu’au spectateur, confiant à celui-ci le rôle d’un témoin distant. Dans une scène située vers la fin du film, Ève pénètre dans le bureau de son père, allume l’ordinateur de ce dernier et tente de se connecter à sa session. Peine perdue : pour éviter qu’elle n’espionne ses conversations intimes, il a, depuis les frasques antérieures de sa fille, pris soin de changer le mot de passe. Si cette scène est de toute évidence un clin d’œil amusé à l’épilogue de Code inconnu, elle vaut surtout comme l’image primaire de Happy End : de même que les personnages cohabitent à l’intérieur du plan sans jamais pénétrer in praesentia dans l’intimité des autres, de même notre regard erre-t-il de scène en scène, constamment rejeté à l’entrée de la fiction. C’est une résignation presque kafkaïenne qui se fait jour dans cet hermétisme revendiqué : à l’instar de l’homme de la campagne qui, dans la fameuse parabole, reste désespérément à la porte de la loi, le spectateur, s’il est ici invité à s’engouffrer dans les ouvertures de la narration, achoppe en même temps sur l’impossibilité de son propre point de vue — à la fois témoin privilégié de rapports de force en perpétuelle reconfiguration et visiteur inopportun laissé à l’orée du récit. À ce propos, le commentaire politique de Haneke sur la question des migrants pourra sembler un peu court. Mais à travers ce point aveugle du film, il nous renvoie sans doute à l’illusion de toute fiction bourgeoise : attribuer à chacun la place qu’il mérite dans la hiérarchie du monde.