Avec Amour, Michael Haneke a remporté la mise au dernier festival de Cannes : Palme d’or pour la deuxième fois, après celle acquise en 2009 pour Le Ruban blanc. En tenant compte du palmarès catastrophique rendu par le jury présidé par Nanni Moretti (écartant Holy Motors et In Another Country, primant Reality ou La Part des anges), on peut difficilement déplorer ce choix.
Face aux films de Michael Haneke, certains pratiquent le rejet : paradigme d’un cinéma moralisateur à la mise en scène autoritaire et plaçant le spectateur dans l’inconfort et la culpabilité. Ces arguments s’entendent et s’appliquent bien à certains films (ou séquences de ceux-ci) – et le moins que l’on puisse dire est que le cinéaste n’a pas fait que jouer du bâton, il l’a aussi donné pour se faire battre : un deuxième Funny Games s’il vous plaît ! Mais cette sorte de doxa révèle aussi une paresse bien pratique pour mettre beaucoup de choses dans le même sac, tout en avalant par ailleurs d’autres couleuvres au moins aussi grosses. On ne doute pas que ce club anti-hanekien trouvera dans Amour de quoi nourrir ses arguments – notamment une certaine scène de l’oreiller administrée par le père fouettard, qu’on ne manquera pas de trouver insupportablement insistante, face à laquelle on se sentira piégé. Aussi, ils étoufferont dans ce film où le cinéaste pratique le huis clos.
Avec une filmographie ayant débuté par une éprouvante trilogie de la « glaciation des sentiments » (Le Septième Continent, Benny’s Video, 71 fragments d’une chronologie du hasard), où la désespérante froideur du monde (occidental) produit ledit effet, la découverte du titre de ce nouveau film pouvait prêter à sourire. Mais ce n’est pas de l’humour autrichien, il s’agit bien de ça : l’amour d’Anne (Emmanuelle Riva) pour Georges (Jean-Louis Trintignant), de Georges pour Anne. Pour ce couple bourgeois pétri de culture – ils sont tous deux d’anciens professeurs de piano – du troisième âge, les sentiments ont bien résisté à l’écoulement des ans ; de retour d’un concert, il la trouve « très belle ». Avant cela, dans la scène d’ouverture, les secours enfoncent la porte de l’appartement et découvrent une dépouille soigneusement mise en scène dans la chambre. Le corps gît parmi les pétales de fleurs : un tombeau autant qu’un écrin. Haneke commence ainsi par la fin : la mort. À rebours, le récit suit ensuite son travail patient, et la persistance d’un amour en lutte contre la grande faucheuse après qu’Anne ait été victime d’une attaque cérébrale – scène saisissante d’un personnage qui s’absente, littéralement.
On ne manquera pas de mettre en valeur la qualité de l’interprétation d’Emmanuelle Riva et Jean-Louis Trintignant, et l’émotion qui en découle. Mais Michael Haneke la redouble par un regard que l’on pourra qualifier de documentaire : un cinéma qui choisit ses angles, ses cadres, ses distances et ses durées en fonction des corps et de la parole – délectable diction des comédiens, même si la maladie finit par altérer celle d’Anne. Le cinéaste triple même la question du jeu d’acteur en mettant en scène le « paradoxe du comédien » : la vieillesse des corps des personnages étant également celle des comédiens, filmés dans la fragilité de leur âge, parfois avec une certaine cruauté. Cette ambiguïté culmine à n’en pas douter quand Georges, agenouillé, doit accomplir un immense effort pour se relever. S’agit-il là de jouer la comédie ou le fait de la vieillesse de l’acteur ?
Questionnement des corps des comédiens, le film est aussi le « spectacle » d’un amour qui avance main dans la main avec la dignité, la fidélité et l’intégrité, les seules choses qui vaillent pour Georges – ce dernier envoyant froidement sur les roses sa fille (Isabelle Huppert) lui soumettant l’idée de placer Anne dans un cadre médical spécialisé. L’habileté d’Amour est de placer cette nécessité « vitale » du sentiment amoureux au-delà de problématiques éthiques ou idéologiques liées à celles du sujet de société qu’est la « fin de vie ». Sans renier son geste – fixité, durée, sécheresse du montage –, Haneke démontre ici qu’il n’est pas le cinéaste dogmatique que l’on se plaît à caricaturer, chose également valable pour certains films antérieurs. Il ouvre ici la porte à des éléments singularisant plus nettement Amour au sein de sa filmographie. Quelques glissements oniriques sont en effet très notables – le cauchemar de Georges ; les deux apparitions d’un pigeon, sorte d’émanation profane du Saint Esprit ; la fin « ouverte » quant au devenir de Georges après avoir mis en scène la dépouille d’Anne. Dans Amour, Michael Haneke accorde un nouvel espace pour l’imaginaire du spectateur, et insuffle, sans la forcer, une émotion inédite dans son œuvre.