Que concoctait ce bon vieux Michael Haneke depuis Caché (2005) ? La réponse réside dans cet étrange Funny Games U.S.. Un remake ? Non, tout simplement une réplique, pratiquement au plan près, du film qui avait suscité une belle polémique au festival de Cannes 1997. Honteuse imposture ou objet conceptuel d’un cinéaste qui a l’habitude de l’être (en même temps qu’inconstant) ? La démarche a de quoi désarçonner et poser quelques questions abyssales à la critique. Mais elle permet aussi de s’interroger aussi sur les possibles de l’émission et de la réception de ce copier-coller dix ans après.
Souvenons-nous d’un même film tourné deux fois : L’Homme qui en savait trop d’Hitchcock en 1934 puis en 1956, pour un résultat très dissemblable. Ou plus encore de la reprise plan par plan de Psycho du même Sir Alfred par un autre cinéaste : Gus Van Sant. La démarche n’est donc pas tout à fait unique, mais face à une telle entreprise, il convient néanmoins de poser quelques jalons pour décider d’un angle. On pourrait, par exemple, comme avec les Picsou Géant estivaux de notre enfance, s’adonner au jeu des 7 différences. Ou bien entamer un grand concours des comédiens. Qui est le meilleur dans le rôle des tortionnaires, du fiston, de la mère, du père ou du chien ? Il est possible de s’autoriser une réponse, certes un peu facile, simple et limpide : dans l’un comme dans l’autre, tous sont excellents. Cela ne fait aucun doute, Haneke est un très bon directeur d’acteur. Ces « enfantillages » n’ont pas été jugés utiles ici, pas plus que de tomber dans une exégèse comparatiste avec l’acte I, tout au moins pas au premier degré. Pour être tout à fait honnête, c’est avec un œil un peu moins distrait que l’on parcourt le dossier de presse, mais pas grand grain à moudre dans celui-ci. La seule justification, formulée brièvement, du cinéaste réside dans le fait que le premier Funny Games visait le public américain et, sans vedette et en langue « étrangère », il n’a logiquement pas atteint le public. C’est alors qu’intervient, en 2005, le producteur britannique Chris Coen qui propose « de le refaire en anglais ». Haneke saute sur l’occasion et exige, au passage, Naomi Watts. Euh… c’est quand même un peu maigre… Voilà que le cinéaste autrichien, passant plutôt pour un froid cérébral, serait atteint d’un idéalisme pas loin d’être naïf, ou cynique.
Au cas où certains auraient raté le premier opus, voilà de quoi il s’agit. Ann (Naomi Watts), Georg (Tim Roth) et Georgie (Devon Gearhart) forment une bien belle famille avec tous les attributs de l’aisance bourgeoise : musique classique, grosse bagnole traînant un beau voilier et splendide résidence secondaire au bord d’un lac, où tout ce petit monde se rend. Un jeune homme obséquieux vêtu et ganté de blanc se pointe, en quête de quelques œufs pour les voisins qui chez qui il passe, croit-on, quelques jours. Le malaise s’installe rapidement et Peter (Brady Corbet) est rejoint par un acolyte dominateur : Paul (Michael Pitt). Débute alors un terrible jeu de massacre auquel le spectateur est convié par le biais de quelques adresses du regard. Le public est même apostrophé en complice par Paul : « vous en avez assez ?». Point d’échappatoire donc, pas plus pour le spectateur (qui peut néanmoins quitter la salle) que pour la famille torturée. Dès le début, la figure paternelle, masculine et virile, est laminée. La jambe brisée, immobilisé, culpabilisé et pleurnichard, Georg est un corps non agissant. Comme à son habitude, le réalisateur dynamite les valeurs bourgeoises et la famille, mais son objet est ici la représentation de la violence.
Dans Funny Games, Haneke entend placer le spectateur face à la responsabilité de son regard sur la violence, devenue un objet de consommation parmi d’autres, notamment par le biais de sa banalisation à la télévision placée ici sur le banc des accusées. Lorsque Ann parvient à se saisir du fusil et à tuer l’un des ravisseurs, le second saisit une télécommande et rembobine le film pour annuler le happy-end. Un procédé pour lequel le cinéaste fut très sévèrement jugé par certains. Autre exemple, alors que son fils baigne dans une mare de sang, la mère, sévèrement ligotée, entreprend un effort surhumain pour éteindre la télévision qui émet un son insupportable. Le cinéaste entend par là restituer la réalité de la violence, de la douleur et des blessures (physique et psychologique) infligées par un être à un autre. Le film est ainsi un discours sur la chosification et l’inertie du regardant confrontée à elle. Or, les codes de la représentation « classiques » sont ici modifiés, ceci en usant de deux procédés filmiques. Le hors-champ est par excellence l’arme à double tranchant du cinéaste : à la fois répit (ne pas voir) et frustration (bis) pour le spectateur. Puis l’étirement des durées jusqu’au malaise sert de révélateur pour montrer « la violence telle qu’elle est vraiment : une chose difficile à avaler ».
Un tel questionnement est évidemment des plus salutaires, les moyens mis en œuvre par le cinéaste sont discutables, mais produisent un certain effet. D’ailleurs, le postulat de l’austro Funny Games apparaît aujourd’hui comme excellent. L’évolution déjà bien entamée à la fin des années 1990 est allée dans le sens de cette chosification et de l’humiliation, la télé réalité en tête, mais aussi le cinéma, entre autres la série Saw. Sans parler des « images du réel » (ou de leur absence) : 11 septembre 2001, guerres, décapitations et pendaisons filmées, Guantanamo, Abu Ghraib. Tout cela rend, si on peut dire, justice à Michael Haneke et à son brûlot de 1997. Mais cette réplique pose d’autres problèmes. En dix ans, l’eau ne s’est pas arrêtée de couler sous les ponts, elle a même fait plutôt vite, et le fait de ne pas en tenir compte pourrait être légitimement être pris comme un gros coup de flemme d’un cinéaste un peu dépassé par les événements, en quelque sorte rattrapé par la réalité. Et dans ce contexte, il est assez légitime de lire dans le Chicago Sun-Times la phrase assassine suivante : « si vous avez aimé les images d’Abu Ghraib, vous aimerez Funny Games. »
Et au-delà de cette adresse au public américain qui ne peut être reçue comme un argument sérieux, les sources de la violence des deux psychotiques ne parleront pas plus au public américain, qu’il ne s’agit pas ici de caricaturer comme étant « bas du front », que le premier. Les chiffres du box-office (un peu plus d’1 millions de $ en deux semaines sur plus de 280 écrans) vont d’ailleurs en ce sens. Le cinéaste baigne dans un bain culturel européen. Peter et Paul ont beau se donner des surnoms de bêtes et méchants héros de comics américains (Beavis & Butt-Head), ils n’en constituent pas moins des échappés d’une littérature du vieux continent. Deux ouvrages s’imposent avec force et évidence : Les Désarrois de l’élève Törless de Robert Musil et Les Exclus d’Elfriede Jelinek (dont le cinéaste a adapté La Pianiste), deux écrivains autrichiens placés à chaque extrémité du XXe siècle, deux évocations d’un proto-nazisme, l’une formulée avant la catastrophe, l’autre après. Avec son Funny Games U.S., Michael Haneke ne devient pas un mauvais cinéaste. Il s’impose simplement, au moins provisoirement, comme l’observateur des désastres du siècle dernier.