Le 18 septembre dernier, juste avant d’aller présenter Happy End en avant-première à la Cinémathèque Française, Michael Haneke a partagé réflexions sur son film et anecdotes de tournages à l’occasion d’une table ronde. Critikat était représenté ; nous avons pu lui poser quelques questions.
Une question, dans l’assemblée : Quel a été le point de départ de Happy End ?
Pour Happy End, c’est relativement simple. Il y avait de ma part le désir de collaborer de nouveau avec Jean-Louis Trintignant après mon dernier film, Amour. Au départ, j’ai eu le projet de réaliser un autre film, Flashmob, qui devait être en partie tourné aux États-Unis. Mais les circonstances ont fait que j’ai dû l’abandonner… En revanche, j’ai gardé de ce projet avorté un personnage que l’on retrouve dans Happy End : la jeune fille, Ève.
Critikat : Il est intéressant de savoir que c’est avant tout Jean-Louis Trintignant qui a motivé l’écriture de Happy End. Ici, on le retrouve en effet dans un rôle de « vieux monstre bourgeois » peut-être encore plus sombre que celui qu’il tenait dans Amour…
Je ne trouve pas que le personnage de Jean-Louis soit un monstre ; je pense qu’il est au contraire très sympathique. Quand, dans Amour, Emmanuelle Riva lui dit à un moment qu’il est « un monstre, parfois », ces paroles ne portent pas à conséquence. Le monstre, c’est moi ! C’est en tout cas ce que ma propre femme me dit souvent (rires). Plus sérieusement, si dans Amour il pouvait par moments sembler dur, c’est à mon sens presque exclusivement dans les scènes de désaccord entre lui-même et sa fille, Eva, interprétée par Isabelle Huppert. Dans Happy End, j’ai essayé une nouvelle fois de rendre son personnage très humain, pétri de contradictions et plein d’ambivalence. Exactement, je l’espère, comme celui de sa petite-fille, incarnée par Fantine Harduin.
Question dans l’assemblée : à propos de Funny Games (1997), on a pu lire que vous aviez demandé aux acteurs qui incarnaient les membres de la famille bourgeoise persécutée de jouer sur un mode « tragique », au contraire des deux tortionnaires que vous auriez amenés à jouer sur un mode plus comique. Happy End, qui a pu ici et là être loué comme votre film le plus ouvertement drôle, s’est-il tourné comme une comédie ou comme une tragédie ?
Non… Certainement pas comme une tragédie, en tout cas. La tragédie, ce sont nous, les pays riches, qui l’imposons au Tiers-Monde ! Nous, nous n’avons à nous préoccuper que des menus soucis du quotidien. Ce qui, en comparaison, représente bien peu de choses. Ici, même si le titre est foncièrement ironique – comme pouvait l’être Funny Games –, je n’ai pas donné d’indication de jeu particulière aux acteurs, dans le but d’orienter leur interprétation dans une direction franchement comique ou franchement tragique. J’ai plutôt essayé de mettre en évidence notre autisme face à la misère qui nous entoure : mes personnages ne font, en somme – à l’exception de quelques-uns (sourire malicieux) –, que des choses très banales, dans ce film. Perturber une réunion de famille, commettre une erreur professionnelle… Ce sont des choses que je vois tous les jours, et qui tendent parfois, cependant, à nous préoccuper comme si nous étions le centre du monde. Mais pour revenir plus directement à la question : j’ai tenté, autant que possible, de brouiller la frontière entre les registres. Toute bonne comédie comporte ses moments tragiques, et inversement : il n’y a qu’à revoir Les Temps modernes !
Critikat : À propos de cet « autisme » que vous avez évoqué à l’instant : ce qui frappe, dans Happy End, c’est que les migrants n’occupent jamais, d’une manière ou d’une autre, le premier plan. En ayant en mémoire certains de vos films choraux – comme 71 Fragments ou Code inconnu –, on aurait pu légitimement s’attendre à ce que le récit alterne constamment entre un segment dédié à la famille bourgeoise et un autre consacré aux migrants. Or, ce n’est pas du tout le cas : ces migrants n’interviennent à proprement parler que vers la toute fin du film, dans une scène aussi burlesque que triste…
… Et encore, ils n’y sont [dans cette scène] invités que comme des objets ; ils sont « utilisés » par les membres de cette famille bourgeoise, qui ignore leur singularité : ils leur parlent en français alors que, c’est un fait, la plupart d’entre eux ne maîtrisent, comme langue étrangère, que l’anglais. Autrement, si l’on fait bien attention, ces migrants sont bien présents du début à la fin – certes, en arrière-plan. C’est le cas par exemple dans la scène de plage, mais aussi, plus tôt, dans la scène qui suit les quatre plans filmés au smartphone, où l’on voit Isabelle Huppert conduire sa voiture : le mur qu’elle longe sur la route a été construit notamment pour freiner la « circulation » des migrants. Bien sûr, si l’on ignore ce détail, cela n’est pas gênant pour suivre le film ! Mais cela participait de ma volonté de rendre visible, en filigrane, cette présence des migrants que mes personnages ont fini par ignorer. Cela correspond aussi à une réalité : lorsque nous avons fait des recherches et des repérages, dans Calais, nous n’avons vu que deux ou trois migrants passer de temps en temps, et non des rassemblements ou des regroupements massifs.
Question dans l’assemblée : Diriez-vous que Happy End est un film critique sur la bourgeoisie ?
Tout d’abord, il faut préciser : la bourgeoisie que je filme ici n’a pas grand-chose à voir avec la grande bourgeoisie d’antan – qui, d’ailleurs, est pratiquement éteinte (rires). Mes personnages sont issus de la petite ou moyenne bourgeoisie et, comme je l’ai dit précédemment, ils ont finalement tous un comportement très normal ! Avec quelques réserves, on peut même le dire de l’adolescente, Ève : avait-elle vraiment l’intention de tuer sa mère ? Ou tout cela n’était-il qu’un jeu ? L’ambiguïté demeure.
Question dans l’assemblée : Pour revenir à Eve : les plans du début, filmés au smartphone, ont-ils été difficiles à tourner ?
Non, bien au contraire. Nous avons pu l’utiliser très facilement. J’ai eu l’idée du smartphone en lisant le compte-rendu d’un fait divers qui avait eu lieu au Japon : une jeune fille avait fait une tentative de meurtre sur sa mère et l’avait enregistrée avec son smartphone, pour la diffuser sur les réseaux sociaux. L’article soulignait l’absurdité apparente de l’affaire : cette personne avait en effet pris un risque énorme, en donnant à son acte criminel un statut « public ». Mais sans verser dans de la psychologie expéditive, je pense que c’est justement pour cela qu’elle s’est servie des réseaux sociaux : aussi bizarre ou monstrueux cela puisse-t-il paraître, il fallait que sa tentative de meurtre soit vue par un maximum de personnes. Ce qu’elle voulait, c’était un public ; de la reconnaissance.
Question dans l’assemblée : dans vos films précédents, la télévision a pu occuper un rôle important – elle était souvent présente au sein de l’image, sous une forme ou sous une autre, pour souligner l’apathie de vos personnages. Dans Happy End, avez-vous souhaité remplacer la télévision par le smartphone pour exprimer votre critique des médias ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir formulé une vraie « critique » de la télévision, dans les films que j’ai réalisés par le passé. Je crois que sa présence à l’image témoignait plutôt d’une volonté de « naturalisme » : elle était – et est toujours – tellement présente dans nos vies, qu’il était impossible pour moi de faire l’impasse sur cet objet du quotidien. Ce qui est également le cas des smartphones, à présent.
Par ailleurs, les scènes de messagerie Facebook relevaient ici de la pure ruse dramaturgique : elles me permettaient d’évoquer seulement par des mots, des actes très crus, très obscènes des moments qui filmés en tant que tels, auraient pu rapidement devenir pornographiques… Et tomber alors sous le coup de la censure (rires) !
Pour revenir à la présence d’internet dans nos vies : comme je l’ai évoqué plus tôt, cette jeune adolescente japonaise, en utilisant Facebook pour commettre son crime, n’avait sans doute pas d’autre volonté que celle d’être démasquée ! Au-delà de ce seul fait divers, c’est, pour moi, la fonction même d’Internet aujourd’hui, comme j’ai pu m’en rendre compte en menant, pour l’écriture de Happy End, des recherches sur des forums divers et variés : par sa fonction de « confessionnal », Internet a, de nos jours, remplacé l’Église !
Critikat : Dans le film, cette façon de jongler avec différents régimes d’images rappelle un peu ce que vous aviez pu faire, entre autres, dans Caché (2005) : certes, la tonalité de Happy End est peut-être moins pesante que celle de vos autres films, malgré tout, pour faire naître progressivement, chez le spectateur, une angoisse souterraine, vous vous servez de cet éclatement du point de vue permis par la collision d’images provenant de sources diverses (télévision, vidéosurveillance, smartphone, Internet…).
Dans Happy End, j’ai en tout cas essayé de rendre compte de cette façon dont Internet a radicalement changé nos vies : Internet a, en seulement quelques années, démultiplié les possibilités que chacun a « d’aménager » sa vie. Cela devient particulièrement flagrant quand on se pose la question suivante : « que deviendrait-on si, un jour, il n’y avait plus du tout d’électricité ?» La réponse est sans appel : ce serait tout simplement la fin du monde ; une catastrophe telle que nous retournerions directement à l’âge de pierre – j’ai d’ailleurs fait un film sur ce problème, Le Temps du loup (2003).
Aujourd’hui, on le constate aisément autour de nous, tout le monde se trimballe avec son smartphone, tout le monde est caché derrière son écran.
Mais, en ce qui me concerne, je me contente de montrer cet état de fait sans le juger, je le constate seulement.
« L’angoisse » dont vous parlez, c’est vous, en tant que spectateurs, qui la créez et qui la ressentez !
Une dernière question dans l’assemblée : Quels films et quels cinéastes ont retenu votre attention, dans la production mondiale récente ?
Pour moi, le plus grand film de ces dernières années est, sans hésiter, Une séparation d’Asghar Farhadi (2010). C’est une œuvre vraiment incomparable, à la hauteur de Tchekhov.
Autrement, j’aime beaucoup les films de Yorgos Lanthimos, de Ruben Östlund – que j’ai croisés cette année au Festival de Cannes. Mais, je dois bien vous l’avouer : en règle générale, je ne m’adonne pas à un visionnage acharné de films récents – même si j’attends bien sûr au tournant les films de certains réalisateurs. En fait, à des fins professionnelles, je cherche surtout à me tenir informé de l’actualité des acteurs.