La filmographie de Michael Haneke a débuté par ce que l’on a appelé la trilogie de la « glaciation des sentiments » (Le Septième Continent, Benny’s Video, 71 fragments d’une chronologie du hasard), où la désespérante froideur du monde produit ledit effet. Et le voici donc en 2012 avec Amour ; même pas une blague, il s’agit bien de ça : l’amour d’Anne (Emmanuelle Riva) pour Georges (Jean-Louis Trintignant), de Georges pour Anne. Pour ce couple du troisième âge, les sentiments ont bien résisté à l’écoulement des ans ; de retour d’un concert, il la trouve « très belle ». Avec la teneur de la scène d’ouverture (les secours enfoncent la porte de l’appartement et découvrent un cadavre soigneusement – et joliment – mis en scène dans la chambre), Haneke commence par la fin : la mort. À rebours, le récit suit ensuite le travail patient de cette dernière. On se dit que l’incorrigible père fouettard va encore frapper et administrer quelques coups de trique. Ceci lui tendait les bras – et pendait aux nez (et aux yeux) du spectateur : la représentation de la décrépitude d’un corps, celui d’Anne, victime d’une attaque cérébrale dont elle ne se remettra pas.
Sans renier son geste (fixité et durée, sécheresse du montage), Haneke adopte un regard qui renvoie au documentaire, celui que l’on qualifie parfois de la « juste distance » ; un cinéma qui choisit ses angles, ses cadres et ses durées en fonction de cette dernière, une caméra qui se met au service des corps et de la parole – délectable diction des comédiens, même si la maladie finit par altérer celle d’Anne. S’il y a un spectacle face auquel il nous met, c’est celui d’un amour qui avance main dans la main avec la dignité, la fidélité et l’intégrité, les seules choses qui vaillent pour Georges. L’habileté d’Amour est de placer cette nécessité « vitale » au-delà de problématiques éthiques ou idéologiques liées à celles du sujet de société qu’est la « fin de vie ». Aussi, le cinéaste ouvre la porte à des éléments singularisant ce dernier film dans son œuvre ; le plus notable étant les quelques glissements oniriques – le cauchemar de Georges, et les deux apparitions d’un pigeon, sorte d’émanation profane du Saint Esprit. Sans que le « pasteur Haneke la rigueur » ne change fondamentalement son fusil d’épaule, une sensation de dépaysement plane sur ce dernier film. Ceci tient dans ce regard qu’il formule avec une tendresse qui ne manque pas de surprendre, et de toucher. Si l’on sort du film avec l’impression d’avoir reçu un coup de pied au cul, ce n’est pas le même que d’habitude.