Quand il ne s’ébroue pas dans la réalisation de films d’action-loukoums se noyant dans leurs effets (Wanted, Abraham Lincoln chasseur de vampires, prochainement le remake de Ben-Hur), Timur Bekmambetov se fait producteur, aux États-Unis et en Russie, quitte à ouvrir de temps à autre les portes de Hollywood à des camarades de l’ex-URSS. Cela peut s’avérer sympathique, comme quand il permet au Géorgien Levan Gabriadze de diriger l’intéressant film d’horreur à concept Unfriended (coproduction Blumhouse). Le Russe Ilya Naishuller, en revanche, fait l’effet d’une mauvaise pioche, et son film Hardcore Henry d’une triste blague (à concept également). Leader du groupe de rock moscovite Biting Elbows, Naishuller ne doit l’occasion de réaliser un long métrage qu’à deux clips qu’il a tournés auparavant pour sa formation sur le même principe appliqué ici, et qui ont eu l’heur d’enflammer YouTube. Autant dire que Bekmambetov n’a pas découvert là un nouveau Rob Zombie.
Le principe ? « Vis ma vie de personnage de jeu vidéo », pourrait-on résumer. On découvre un film d’action entièrement tourné en vue subjective, promettant au spectateur l’immersion dans les sensations — principalement mais pas seulement visuelles et sonores — du protagoniste. On objectera à juste titre que l’idée n’est pas si neuve que cela — d’ailleurs le film signale qu’il en est bien conscient en exhibant fugacement l’affiche d’un vénérable prédécesseur, le film noir La Dame du lac de Robert Montgomery (1947). Mais Hardcore Henry se démarque en invoquant ostensiblement certains codes du jeu vidéo, plus précisément des jeux d’action en vue subjective aussi appelés FPS (« first-person shooters »). Il ne s’agit pas vraiment de règles du genre, plutôt de lieux communs dont certains sont même devenus un peu désuets dans l’histoire du jeu vidéo. L’amorce scénaristique qu’on qualifiera gentiment de minimaliste (un homme laissé pour mort et amnésique, transformé en machine à tuer cybernétique, doit sauver sa femme des griffes du méchant boss) rappelle des dizaines d’invitations convenues au massacre vidéoludique. La simplicité d’identification visuelle est de mise, comme celle des véhicules des méchants tous marqués du même logo. En guise de clin d’œil au guidage virtuel du jeu, un certain Jimmy joué par le volubile Sharlto Copley, tué de diverses façons mais ressuscitant toujours avec un accoutrement différent tel un running gag, intervient régulièrement pour aider le « joueur », lui confier des missions à accomplir, des directions à suivre, des armes. Car bien sûr, le héros (opportunément muet et dépourvu de personnalité, donc a priori propice à l’appropriation par le regard subjectif d’un joueur ou d’un spectateur) passe l’essentiel du film à courir, exécuter des cascades incroyables et occire tout ennemi présent sur son chemin, en ne montrant de lui que ses membres aux bords de l’écran, en particulier ses mains entre lesquelles passent des armes diverses et variées.
First-Person Victim
Tous ces renvois, on s’en doute, sont plus que des clins d’œil, et ne tiennent pas que d’une simple illustration maligne de l’expérience d’immersion. Ce que fait miroiter Hardcore Henry au spectateur, c’est la jouissance du joueur de FPS, sans l’interactivité cependant, en mode purement passif. Cette façon de flatter le geek qui sommeille en nous pourrait être comparée à celle de Scott Pilgrim d’Edgar Wright, lequel repeignait la comédie romantique de signaux tirés des codes visuels du beat’em-all (ou « jeu de baston »), et dont Hardcore Henry serait une version « Doom-like » et trash. Seulement, l’exercice d’habillage de l’écran de cinéma en écran de jeu est moins aisé avec le FPS, genre qui joue certes sur le visuel mais aussi sur la continuité de l’action dans le temps, les déplacements du joueur pouvant être apparentés à un gigantesque plan-séquence. Le film, lui, sacrifie une telle sensation de continuité en imposant un montage cut — par ailleurs bien brouillon — pour accélérer artificiellement le rythme de l’avancée du héros auquel nous sommes censés nous identifier.
Ce n’est là que le moindre des symptômes de la posture intenable de Hardcore Henry, constamment écartelé entre sa prétention au mimétisme de l’immersion vidéoludique et son désir d’appliquer des recettes de cinéma. Et sa maladresse n’est que le moins sérieux des problèmes qu’il pose. Moins fin et moins bien intentionné qu’Edgar Wright, Ilya Naishuller laisse vite apparaître à quel point sa main tendue au spectateur et au gamer est un leurre mortel : en vendant du plaisir purement scopique en substitut du ludique, c’est son propre plaisir de filmeur qu’il impose, et qui ne donne pas vraiment envie de le recevoir. Faire « vivre » passivement l’expérience pulsionnelle d’un joueur-tueur de masse virtuel, c’est ici faire subir au regard soumis au régime d’images la pulsion du filmeur. En particulier, c’est celui-ci qui, prétendant flatter l’instinct de destruction du spectateur alors qu’il s’agit du sien, ne peut s’empêcher d’en rajouter dans le gore, les décapitations par balles et mutilations en tout genre — ce qui aurait peut-être pu donner un film d’horreur passable si le gadget de l’immersion visuelle, prétexte à filmer cette violence plein cadre, ne transformait ce spectacle en pure pornographie. Cependant, le choix du type d’appareil — des caméras embarquées GoPro — pour une telle opération se révèle contreproductive. Légère et sensible, adéquate pour filmer « comme si on y était » des cascades spectaculaires, la GoPro n’en trouve pas moins ses limites dans l’agitation frénétique visée par le film, notamment dans une scène de combat à un contre cinquante où les spasmes d’une image déjà déformée par un effet « fish eye » rendent celle-ci presque inregardable.
Cinéma-tics
Paradoxalement, les moments où cette soumission aux images infligées — cette escroquerie à l’expérience de joueur — se fait le plus sentir ne sont pas forcément les pics de violence. D’autres longues séquences font ouvertement passer la primauté de l’action du personnage principal (celui dont le point de vue est censé être le nôtre) à un personnage secondaire, le fidèle compagnon Jimmy, lequel se met à apparaître sous tous ses avatars successivement, dézinguer du bad guy aux côtés du héros, lui remettre les dernières infos pour atteindre le « niveau final », et agrémenter le tout de réparties vaguement drôles, le tout face caméra bien sûr. Soit une occasion déguisée pour Sharlto Copley de voler de force la vedette et d’en faire des tonnes sous de multiples déguisements — et pour nous de vérifier que ce comédien sud-africain, occasionnellement bien employé (District 9, L’Agence tous risques), peut se montrer singulièrement pénible quand on lui laisse la bride sur le cou.
À l’arrivée, de la promesse d’expérience proche d’un jeu vidéo, ne demeure que la sensation d’avoir assisté à un film-séquence cinématique trop long, totalement débordé par la frénésie démonstratrice de son auteur trop heureux d’exposer — et d’imposer — sa propre jouissance de ce qu’il vend, tel un Tarantino à la petite semaine. Quant à la relation entre les deux media, le constat reste tristement le même qu’à l’époque où Critikat s’y est intéressé plus exhaustivement à travers un dossier : si le jeu vidéo continue de s’inspirer avec plus ou moins de succès du cinéma, l’inverse est encore et toujours un maigre espoir.