Longtemps tout-puissant, disons tout au long d’un XXe siècle dont il fut l’art emblématique, le cinéma a dominé et structuré les imaginaires, guidé, pour le meilleur et pour le pire, les représentations du monde. Il est certain que dans l’ère multimédia qui n’a cessé de s’affirmer depuis les années 1970, la cinématographie produit des images au sein d’un flux d’une grande ampleur, des images parmi tant d’autres qui cohabitent notamment avec le jeu vidéo et les séries. Apparentement et influences mutuelles, concurrence et complémentarité ; nous avons choisi d’établir un dialogue entre le cinéma et ses deux autres formes d’expression audiovisuelles. Un questionnement loin d’être exhaustif, mais nécessaire dans le mesure où les enjeux sont de taille, puisque se pose rien moins que la question de la spécificité de l’écriture et de la représentation cinématographiques.
DIALOGUES AVEC LES JEUX VIDÉO
Parenté du jeu vidéo et du cinéma
Dès son essor à la fin des années 1970, le jeu vidéo a entretenu un dialogue soutenu avec le cinéma. Tout d’abord de façon évidente en s’inspirant des univers de la science-fiction hollywoodienne, eux-mêmes inspirés par tout un pan de la littérature fantastique et de la bande dessinée, un trait d’union de la culture pop se traçant ainsi d’un médium à l’autre. Ensuite, en y puisant certains de ses principes ludiques fondamentaux. S’il fallait désigner un film matriciel de la structure du jeu vidéo, ce serait certainement « l’œuvre » de Robert Clouse : Le Jeu de la mort (1978). Ce navet, tristement célèbre pour être la dernière apparition de Bruce Lee à l’écran, sortit cinq ans après sa mort, et rafistolait au montage des séquences mettant en scène un sosie de la star hongkongaise et les derniers essais que le petit dragon tourna de son vivant. Notamment la fameuse fin où Lee, vêtu de son survêtement jaune, traverse un restaurant en forme de dojo sur quatre étages dans lequel il affronte à chaque palier un ennemi différent qui exigera de lui une façon nouvelle de se battre. Le principe du niveau palliatif, à la difficulté progressive, littéralement retranscrit dans ce film, allait devenir la base même du jeu vidéo.
Aussi, si le cinéma hollywoodien influença visuellement le jeu vidéo, c’est surtout du cinéma hongkongais qu’il tira ses enjeux. Beaucoup de films de wu xia pian (films de sabre chinois, mettant en scène arts martiaux et/ou chevalerie), comme ceux de Chang Cheh, articulaient leur scénario autour de l’idée de la difficulté graduelle et de défis de plus en plus insurmontables (La Rage du tigre, 1971). Mais c’est certainement le cinéma de Liu Chia-liang qui colla le plus près à la spécificité du jeu vidéo. Chez lui, l’interaction entre l’artiste martial et le décor devient une véritable question esthétique. Le kung-fu est avant tout affaire de spiritualité plus que de savoir-faire. Il exige une souplesse physique et mentale qui doit permettre de s’adapter à l’environnement qui évolue sans cesse. Chaque progression devient un challenge, et chaque combat un acquis. Certains de ces films (La 36e Chambre de Shaolin en 1978, Combat de maîtres en 1976) sont ainsi précurseurs des genres les plus connus et importants du jeu vidéo : la plate forme et le jeu de combat.
Assez rapidement, l’échange entre cinéma et jeu vidéo se fait dans les deux sens. En 1983, sort le film de science fiction produit par Disney : Tron. L’histoire propose une réflexion sur le monde virtuel comme réalité parallèle. Innovant par son sujet et les trucages électroniques qu’il expérimente, le film est néanmoins trop en avance et anticipe plus qu’il ne convient sur un médium qui est encore loin d’avoir atteint sa maturité et des effets spéciaux qui évolueront de manière significative bien des années plus tard. Le film est un échec commercial mais génère un petit culte dans l’imaginaire des rats de vidéo-club.
Du dialogue à l’influence esthétique
Du milieu des années 1980 à la fin des années 1990, le dialogue cinéma/jeu vidéo se fait plus timide et paresseux. Alors que les consoles de salon Sega et Nintendo envahissent les foyers des ménages moyens du monde occidentalisé, les jeux vidéo parviennent à trouver leur essor par eux-mêmes. Certains créateurs deviennent des célébrités (comme le grand Shigeru Miyamoto, inventeur des franchises Super Mario Bros et The Legend of Zelda) et de nouveaux concepts de jeux se forment en toutes indépendance du cinéma, lorgnant du côté du sport (Track and Field, Pro Soccer Evolution), de l’histoire (Civilisation), du puzzle (Tetris) ou de la sociologie (Sim City, les Sims). Tributaire des avancés technologiques, le jeu vidéo évolue à la vitesse de ces dernières et suit sa propre voie. De son côté, le cinéma hollywoodien, s’il subit quelques changements avec l’avènement des images de synthèse au début des années 1990, ne semble pas très concerné par le jeu vidéo. Tout juste en adapte-t-il paresseusement, et de façon bassement mercantile, quelques franchises, par exemple Mario Bros (1990), Street Fighter (1994) ou Mortal Kombat (1995). Et dans un juste retour des choses, les adaptations des films sur jeux console et PC ne donnent que des produits calibrés moyens ou bas de gamme.
À la fin des années 1990 se produit pourtant un double événement. En 1997, l’adaptation en jeu vidéo du film GoldenEye sur Nintendo 64 par les studios Rareware est une véritable réussite qui marqua profondément les gamers. Pour la première fois, un jeu qui puisait ouvertement son imaginaire dans celui d’un film – et d’un personnage issu de la culture populaire qui plus est : James Bond ! – allait permettre une véritable révolution de tout un pan du jeu vidéo : le FPS (First Person Sight, jeu en vue subjective, autrefois connu sous l’appellation « Doom-like »). Le plaisir d’un game-play innovant lié à celui d’incarner le célèbre agent secret provoquèrent des sensations sans précédent. Le jeu fut un hit et poussa les studios hollywoodiens à étudier de plus prêt l’exploitation de leurs franchises sous forme de jeu vidéo. Si peu d’adaptations de films en jeu ont été par la suite aussi prodigieuses que le fut GoldenEye en son temps, l’influence de ce dernier se fait néanmoins encore ressentir sur les FPS actuels.
Puis, en 1999, c’est le cinéma qui prit les devants dans l’évolution de sa relation avec le jeu vidéo, avec la sortie du film Matrix. Conscient de l’importance de plus en plus grande qu’allait avoir la technologie numérique et les images de synthèse dans le cinéma hollywoodien, les frères Wachowski mirent à plat, sous forme de récit de SF métaphysique, le lien mystique que les images virtuelles allaient fermement nouer entre le cinéma et le jeu vidéo. Ainsi, des codes propres au jeu vidéo, comme l’acquisition progressive d’aptitudes emmagasinées dans le registre de nos capacités, l’utilisation d’objets matériels sciemment disposés sur les lieux pour permettre d’avancer (téléphones, armes, véhicules) ou encore des bugs de répétition (le « déjà-vu » du chat noir) devinrent les articulations scénaristiques du film. Le jeu vidéo, dans ce qu’il a de plus caractéristique, influençait enfin le cinéma sur un plan narratif, et non plus décoratif. De Liu Chia-liang aux Wachowski (par ailleurs très inspirés par le cinéma hongkongais), une boucle se bouclait.
La passation de l’Art du 20e à celui du 21e siècle
Instantanément, le jeu vidéo a su rebondir. En 2000, le jeu Max Payne reprenait à Matrix son idée du « bullet time » et la mélangea aux fusillades de Hardboiled (1992), le film d’action de John Woo (Hongkong toujours), pour générer un nouveau type de game-play. C’est ainsi que durant les années 2000 un nombre incalculable de jeux novateurs et de concepts originaux ont littéralement envahi le marché, sachant réintégrer à leur compte les codes et univers culturels environnants tout en utilisant à bon escient les nouvelles technologies, sans se contenter, par exemple, d’améliorer visuellement les jeux d’antan, mais en inventant de nouveaux jeux qui n’auraient pu exister sans elles. L’inspiration du cinéma se fait ainsi directement ressentir dans le game-play des jeux qui se réclament ouvertement de certains films comme Zombie (Dead Rising), Scarface (GTA Vice City), Starship Troopers (Lost Planet), Massacre à la tronçonneuse (Resident Evil 4), Il faut sauver le soldat Ryan (Call of Duty), Mad Max 2 et Sin City (Mad World)… En prenant, entre autres, la culture cinématographique comme point d’appui, le jeu vidéo est parvenu à se transcender et se constituer une véritable petite galerie d’œuvres auxquels on ne devrait plus hésiter à rajouter le suffixe « chef », et qu’il faudra bien un jour se résoudre à analyser sérieusement. L’expérience du jeu pour le joueur, parfois, dans sa façon de lui faire « pénétrer » l’image, dans sa manière de le diriger vers une histoire qui ne peut avancer que grâce à lui, le transporte vers des émotions qu’aucun autre médium ne pourrait susciter, et qui lui ouvrent une toute nouvelle compréhension du monde. Assez significativement, le jeu vidéo atteint un âge majeur qui pourrait formellement le définir comme l’Art du 21e siècle, là où le cinéma a indéniablement accompagné le 20e.
De son côté, le cinéma, après la tentative de Matrix, ne s’est pas révélé autant à la hauteur. Entre des adaptations de jeux toujours aussi formatées (Resident Evil en 2002, Max Payne en 2008) et quelques mécanismes de scénario, la relation qu’il entretient avec les jeux vidéo ne s’est finalement résumée qu’à quelques films portés par une poignée d’auteurs concernés. Comme les Wachowski, qui avec Matrix Revolutions (2003) et Speed Racer (2008) poursuivent leur réflexion sur le rapport entre monde virtuel et réalité : comment faire de l’univers du jeux vidéo et du manga les moteurs du récit ? Comment utiliser l’image de synthèse dans le processus filmique ? sont autant de questions qui motivent leur œuvre. Ou bien Mamoru Oshii qui interroge la place de l’individu dans un monde qui tend progressivement à la virtualité dans ses films Avalon (2001) et Innocence (2004). Ou encore Tsui Hark qui, dans Legend of Zu (2001), se demande ce que signifie aujourd’hui « filmer » quand on a essentiellement recours à l’image de synthèse. Mais au-delà de ses quelques propositions esthétiques, le cinéma a bien du mal à renouveler ses schémas, ne parvenant pas, ou mal, à faire du jeu vidéo une nouvelle ligne d’horizon cinématographique.
Avatar ou le héros/spectateur de synthèse
Ce qui nous amène à la bien curieuse proposition de James Cameron avec Avatar. Le film inclut dans le corps du récit le principe même du jeu vidéo : incarner un personnage de synthèse qui permet d’explorer un monde imaginaire de l’intérieur, et qui le conduirait à l’altérité. Ainsi, le monde humain est filmé « traditionnellement » en studio avec des comédiens devant un objectif tandis que pour le monde extraterrestre des Na’Vis, les comédiens jouent avec un capteur numérique, qui retranscrit leurs faits et gestes pour les reproduire en images synthétiques. Quelque chose de la réalité subsiste donc (tout comme dans un jeux vidéo où nos réflexes et nos pulsions guident notre « avatar » d’une manière qui nous est propre, effet accentué avec l’apparition de la Wii et de son capteur de mouvement qui serait la version light de la technologie qu’utilise Cameron). Là où le film surprend plutôt, c’est que du monde de synthèse qu’il donne à voir, de la dualité affichée entre virtualité et réalité, de sa théorisation du jeu vidéo, il ne tire finalement aucune nouvelle histoire mais au contraire un scénario type (et largement exploité par le cinéma hollywoodien à base de colon adopté par les autochtones qui se retourne contre l’envahisseur). Qu’est-ce à dire ? Que l’avancée technologique, l’influence des jeux vidéo, le tournage virtuel et les images de synthèse ne permettent pas (selon Cameron du moins) au cinéma de se réinventer mais plutôt de recycler ses vieux récits en en faisant des histoires synthétiques, avec des personnages en synthèse de corps mais aussi d’esprit : la synthèse contamine. C’est donc sur son emballage, somme toute assez spectaculaire, que le film se joue, sa dimension attractive qui ne peut séduire qu’au cinéma (ses scènes intimistes n’étant pas assez fortes pour fonctionner sur un petit écran). De ce point de vue, il vaut donc bien plus comme bande démo des innovations technologiques que comme conducteur de fiction et prend ainsi la place qu’occupait le jeu vidéo il y a quelques années, quand l’étendue de ses performances graphiques informaient sur l’avancée technologique.
Le cinéma expérimenterait la technologie et le jeu vidéo l’exploiterait ? C’est une évolution possible et qui se justifierait parce que le cinéma, s’il a toujours dépendu de la technologie en étant lié à un dispositif précis (l’enregistrement d’un certain nombre d’images par seconde) qui est sa base élémentaire, n’en puise pas moins son essence dans la confrontation de ce dispositif avec le réel qu’il enregistre, là où l’essence du jeu vidéo se trouve dans la rencontre de l’individu (le joueur) avec les nouvelles technologies qu’il fait interagir. C’est pourquoi la 3D, si exploitée dans les salles en ce moment, ne sera jamais un outil narratif efficace et ne révolutionnera jamais l’esthétique du cinéma. En l’état, elle ne peut être qu’une valeur ajoutée au spectaculaire, une amplification de son caractère forain. En revanche, elle prendra une tout autre dimension une fois interceptée par les jeux vidéo, qui y trouveront peut-être un aboutissement de leur quête d’interactivité entre l’individu et l’image. Le jeu vidéo – qui part de la virtualité, en explorant les technologies numériques, s’approche de plus en plus du réel. Le cinéma – qui lui vient du réel, au contact de ses mêmes technologies, s’oriente de plus en plus vers le virtuel.
LE TEMPS DES SÉRIES
Mondes parallèles ?
Longtemps considérée comme le parent pauvre du cinéma, la télévision a pris sa revanche à la fin des années 1990 avec l’explosion des chaînes câblées (HBO en tête, mais aussi Showtime, FX, TNT, SyFy et, plus récemment, AMC et Starz) et, avec elles, l’apparition d’une nouvelle forme d’écriture, dite « sérielle ». Déjà, en 1990, David Lynch dépoussiérait le genre avec Twin Peaks, mélange improbable de soap, de thriller, d’horreur, de teen-movie et de polar, qui portait en elle l’avenir des séries télé : éclatement de la narration, redéfinition des codes esthétiques, profusion d’intrigues, de personnages et de thèmes et étirement du récit. Les possibilités paraissent alors infinies et la série devient un objet à part, hybride de cinéma, de littérature, de journalisme et de télévision. Le divertissement n’est plus une fin en soi, particulièrement sur le câble, mais les chaînes généralistes s’aventurent elles aussi sur des terrains inédits, donnant lieu à des expérimentations jamais vues alors. Ainsi, en prenant pour décor, non pas des personnages ou une intrigue, mais un lieu, la série Urgences a pu brillamment raconter pendant 15 ans une partie de l’histoire sociale et politique des États-Unis. The West Wing (À la Maison-Blanche, en VF) s’offre même le luxe de raconter par le menu détail les rouages de l’administration politique américaine, allant jusqu’à anticiper de façon étonnamment réaliste l’arrivée au pouvoir d’un jeune Démocrate dont les caractéristiques (origines, parcours politique, stratégie) se rapprochent de celles de Barack Obama.
Il aura fallu du temps avant que la sériephilie ne soit considérée comme légitime en France, où le cinéma, inégalable 7e art (à l’inverse des États-Unis, où il est avant tout une industrie), impose des codes esthétiques à l’aune desquels sont encore jugées, à tort, les séries télévisées. Si les moyens techniques sont les mêmes, les modes de production et de diffusion sont incomparables. La démocratisation du DVD aura permis au public d’appréhender les séries dans leur globalité, en tant qu’œuvres à part entière et plus seulement en tant que programmes destinés à remplir des cases entre deux pages de pub. Visionnées bout à bout, dans l’ordre et en VO, les séries révèlent leur foisonnante richesse à ceux qui ont la patience de se laisser embarquer. En France, de l’écrivain Martin Winckler à l’excellente revue critique Générique(s), ils sont nombreux à avoir pris le relais de l’écrivain américain Norman Mailer qui déclarait, à propos de la série de David Chase, Les Soprano, qu’elle était rien moins que le dernier « grand roman américain ».
À l’instar de la littérature, les séries ont un atout de taille : le temps (pour peu que les chaînes qui les diffusent leur donnent la possibilité de boucler leurs intrigues). En étalant le récit sur une ou plusieurs saisons de 10 à 24 épisodes variant de 25 à 50 minutes environ, les scénaristes disposent d’un medium unique qui permet d’approfondir la psychologie des personnages, développer leurs relations et multiplier les intrigues parallèles qui enrichissent à l’infini le matériau de départ. Une série comme Six Feet Under, dont le pilote peut évoquer un certain cinéma indé type Sideways ou Little Miss Sunshine (pas vraiment le meilleur) s’éloigne ainsi progressivement de son postulat de départ, intriguant mais au concept un peu toc (le quotidien d’une famille de croque-morts) pour atteindre, au bout de ses cinq saisons, une splendeur mélodramatique inédite doublée d’une étude de caractères extrêmement riche. Il en va ainsi de bon nombre de chefs d’œuvre du petit écran : Les Soprano n’évoque-t-elle pas, a priori, un croisement peu engageant entre Les Affranchis et la comédie Mafia Blues, de sinistre mémoire ? Qui aurait pu deviner, en lisant le pitch de Mad Men (une agence de pub new-yorkaise au début des années 1960) ou celui de Lost (les rescapés d’un accident d’avion tentent de survivre sur une île mystérieuse) que ces deux séries allaient devenir à la fois les nouvelles icônes de la culture pop de ce début de XXIe siècle et des chefs d’œuvre foisonnants tutoyant Minnelli, Sirk et Bergman pour la première, et tout un pan de l’histoire de la philosophie pour la seconde ?
Il faut donc prendre le temps pour mesurer la grandeur d’une série, s’y plonger comme l’on se jette entièrement dans un roman, s’y perdre (quitte à décrocher pour mieux y revenir, parfois) et retrouver le charme de la tradition des feuilletons qui pouvaient captiver un pays entier, à la radio ou dans les journaux. D’abord décriées et un peu méprisées, comme toute forme de culture populaire, les séries télévisées ont atteint aujourd’hui un statut prestigieux, viable économiquement et, preuve de leur légitimité nouvelle, analysées, disséquées et même montrées dans des festivals (voir le récent « Séries Mania » au Forum des Images). Certains vont même jusqu’à évoquer un certain essoufflement (la fin de l’âge d’or des séries, situé entre 1998 et 2007 environ) pendant que d’autres pointent l’émergence des petites chaînes câblées, le boom des webséries et la qualité de plus en plus impressionnante des productions locales (notamment la Grande-Bretagne, Israël et même la France avec les séries de Canal Plus : Engrenages, Braquo et surtout la belle Pigalle la nuit ont démontré un réel potentiel hexagonal).
Circulations
Si le cinéma semble avoir tout apporté aux séries depuis que David Lynch a balancé le corps de Laura Palmer dans l’eau glacée du lac de Twin Peaks, force est de reconnaître qu’avec l’avènement de la sériephilie au début des années 2000, le grand écran est devenu beaucoup plus perméable aux formes narratives déployées à la télévision. Parmi les nombreuses adaptations, le plus souvent catastrophiques, on note tout de même quelques tentatives de vampirisation du petit monde des séries par Hollywood. L’exemple le plus révélateur reste J.J. Abrams, le créateur de Alias et de la grande Lost. Icône des concepteurs/scénaristes/réalisateurs de séries populaires (l’homme officie dans le divertissement de masse diffusé sur les grandes chaînes), Abrams est appelé à la barre du troisième Mission : Impossible en 2006 pour insuffler un peu de fraîcheur aux aventures de l’agent secret incarné par Tom Cruise. Si le résultat n’est pas vraiment à la hauteur, il est tout de même suffisant pour qu’Abrams, après avoir frappé un grand coup en produisant Cloverfield, soit désigné pour réactiver la saga Star Trek en 2009. Le résultat illustre parfaitement la mécanique Abrams : tout en veillant à préserver la mythologie originelle de la série, si jalousement gardée par les fans, le réalisateur y projette ses marottes (flash-backs, flash-forwards) et s’approprie entièrement un univers pourtant lourdement codifié. Il reste cependant un rare exemple de réussite dans ce qui est, la plupart du temps, un pari impossible : retrouver sur un grand écran pour un temps limité le souffle d’une série de plusieurs saisons et la patte d’un créateur qui, à la télévision, est entouré de plusieurs producteurs, scénaristes et autres showrunners. Exemple criant, le long-métrage Sex & the City parachevait en salles il y a deux ans la transformation d’un succès confidentiel du câble lors de son lancement en 1998 en phénomène mainstream dépassant largement le seul champ audiovisuel. Tant pis si, de la télé au ciné, cette petite comédie mineure mais attachante a perdu toute sa verve… En attendant, Hollywood se frotte les mains en préparant la sortie de la suite des aventures cinématographiques des quatre new-yorkaises, prévues pour cet été.
À l’inverse, les cinéastes reconnus s’invitent régulièrement sur les plateaux de séries. Après Twin Peaks, David Lynch a proposé le pilote d’une nouvelle série à la chaîne ABC, qui l’a refusé. Son titre : Mulholland Drive… Quentin Tarantino a réalisé un épisode d’Urgences et joué dans Alias. David Gordon Green est à l’origine de Eastbound & Down et Judd Apatow a entièrement produit, écrit et réalisé deux courtes et splendides séries sur l’adolescence, Freaks & Geeks et Undeclared. Attendue pour la fin de l’année, Boardwalk Empire sera produite par Martin Scorsese, qui en réalisera le pilote, et Todd Haynes prépare pour HBO une mini-série adaptée du Roman de Mildred Pierce, avec Kate Winslet dans le rôle principal… De même, on ne compte plus les acteurs qui trouvent une seconde carrière et des rôles taillés sur mesure dans des séries qui rehaussent souvent le niveau de leur filmographie : Glenn Close (Damages), Bill Paxton (Big Love), James Gandolfini (Les Soprano), Alec Baldwin (30 Rock), Kiefer Sutherland (24), Gabriel Byrne (In Treatment)… Autrefois considérée comme le mouroir de vieilles gloires en perdition, la télé est aujourd’hui de plus en plus la possibilité d’une carrière alternative, en parallèle des plateaux de cinéma : des comédiens comme Toni Collette (The United States of Tara), Steve Buscemi (Boardwalk Empire), Steve Carell (The Office) ou encore Jason Schwartzman (Bored to Death) conjuguent sans complexe petit et grand écran.
Avec parfois des moyens financiers et techniques comparables, voire supérieurs à ceux des blockbusters hollywoodiens, les producteurs de séries osent une liberté de ton, une créativité formelle et une originalité scénaristique qu’ils n’auraient jamais obtenues au cinéma. Depuis Oz, plongée brutale dans l’univers carcéral, une brèche a été ouverte. On peut ainsi croiser, parmi les meilleures séries du moment : un prof de chimie cancéreux reconverti dans la fabrication de drogues (Breaking Bad), un publicitaire angoissé et sa femme dépressive pris dans les bouleversements culturels de l’Amérique des années 1960 (Mad Men), le quotidien pas très glamour ni vraiment héroïque des flics de Los Angeles (Southland), une mère de famille schizophrène (The United States of Tara), un prof de gym au chômage reconverti en gigolo du pauvre (Hung), une infirmière grande gueule et accro aux antidépresseurs (Nurse Jackie), un psy confronté à ses patients (In Treatment), une fanfare de la Nouvelle Orléans post-Katrina (Treme)… Une pluralité de décors et de thématiques qui semble inépuisable, puisque l’Histoire a prouvé que l’on peut faire de bonnes (et parfois très grandes) séries sur à peu près n’importe quoi : Seinfeld, l’un des fleurons de la sitcom des années 1990, se vantait d’ailleurs de ne parler de rien. Soumises aujourd’hui aux mêmes interrogations que l’industrie cinématographique (comment rester économiquement viable malgré le téléchargement illégal ?), les séries devront sans doute attendre encore quelques décennies avant d’atteindre la prestigieuse légitimité du cinéma, mais les chefs d’œuvre du genre se savourent aujourd’hui avec un plaisir inégalable : celui de découvrir, épisode après épisode, semaine après semaine, les merveilles qui seront peut-être étudiées dans les écoles de demain.
LE CINÉMA, EN BONNE PLACE ?
Sauvé des eaux ?
La multiplication des écrans, l’affirmation d’autres langages visuels et l’évolution des pratiques auraient pu susciter le commentaire suivant, en guise de lourde sentence : le cinéma en danger de mort. Une enquête du journal Le Monde portant sur les pratiques culturelles en France met en valeur le fait, ce n’est pas une grande surprise, qu’Internet bouscule considérablement les choix et les usages. Si de profondes mutations s’opèrent, l’écran télévisuel est celui qui souffre le plus de cette atomisation : le sociologue Olivier Donnat évoque à ce sujet que « le retournement est historique ». C’est la jeunesse qui impulse le mouvement, ce qui laisse à penser que celui-ci pourrait se révéler pérenne et entamer une remontée générationnelle. En 1997, les 15 – 24 ans passaient 18 h hebdomadaires devant la petite lucarne, en 2008 on atteint 16h.
Quant au cinéma, en dépit de l’accès simplifié et démultiplié par le multimédia, il tire son épingle du jeu et progresse même en tant que pratique culturelle. Le temps et l’expérience de la projection en salle conserve son caractère unique, téléchargement légal (VOD) ou illégal (piratage) ne semblent pas avoir la prise attendue sur une fréquentation qui a atteint en 2009 un niveau inégalé depuis trente ans (environ 200 millions de spectateurs). Pas plus, semble-t-il, que l’équipement massif des foyers en écrans géants et sound systems ; l’illusion et la prophétie du cinéma chez soi ne paraissent pas encore d’actualité. Reste à voir quelles seront les implications de la réduction du délai (à 4 mois) entre sortie en salle et édition en DVD des films. Ces conséquences ne seront certainement pas nulles, mais agiront sans doute à la marge. En l’état, la salle de cinéma demeure donc le lieu d’un loisir de masse, 57% y sont allés au moins une fois en 2008 alors qu’ils n’étaient que 49% en 1997 ; musée, théâtre et lecture se situent bien loin. Il est aussi le plus transversal parmi les classes sociales, l’installation des multiplexes dans les périphéries a même provoqué un retour de certains (classe moyenne périurbaine et même public des banlieues défavorisées) vers les écrans de cinéma.
Cela peut surprendre à l’heure du (faussement) tout accessible, tout gratuit et tout illimité, alors que la projection cinématographique est un dispositif contraignant (décision, choix, déplacement) et, d’une certaine manière, autoritaire ; c’est, presque paradoxalement, sans doute là que se situe cette part de séduction. Néanmoins, la salle s’apprête sans doute à devenir un lieu en mutation, en relevant les défis technologiques présents (le numérique) et à venir, mais aussi en se redéfinissant perpétuellement : de nouvelles formes de distribution et d’exploitation des films seront certainement à imaginer. Si elles l’ont déjà été – diffusion télévisuelle avant la sortie en salle, Éric Rohmer a entamé cette expérience avec Canal Plus dès 1986 avec Le Rayon vert –, il est certain que d’autres innovations devront émerger.
Trompe‑l’œil et voies d’eau
Pour autant, il ne faut pas se leurrer, cette donne apparemment rassurante suscite, sinon ses revers de médaille, au moins de profonds questionnements qui mêlent des enjeux esthétiques, techniques et financiers très imbriqués. Quoi de plus logique finalement pour cet étrange art industriel. La bonne santé du cinéma et de la salle induit un fossé de plus en plus béant entre une production à visée commerciale et une autre à caractère artistique. Cette dernière s’apparente de plus en plus à ce que l’on pourrait désigner par le terme peu engageant de films de niche, visibles peu de temps sur peu d’écrans après avoir beaucoup voyagé de festivals en festivals, mais s’adressant à un public donné, souvent très fidèle. Parmi beaucoup d’autres, Irène d’Alain Cavalier serait un peu l’archétype de cette tendance. Les films à fort capital culturel sont marqués par un capital économique faible, et inversement, cet écart, souvent considéré comme un héritage de la Nouvelle Vague, se creuse.
L’idée de film du milieu paraît déjà un vœu pieu professé à une lointaine époque. Comme l’indique la productrice Christie Molia dans nos entretiens, « on fait tous des films du milieu, mais avec 1 ou 2 millions d’euros au lieu de 4 ou 5. » Bref, les budgets sont compressés, comprimés, tout le monde fait l’effort pour que le film puisse exister, pendant qu’à l’inverse, des projets mastodontes se mettent en place (pensons simplement, en France, à l’Astérix aux Jeux Olympiques de sinistre mémoire ou, prenons un exemple récent et tout de même beaucoup plus positif : Avatar). On ne perçoit pas très bien comment ce fossé pourrait être comblé, entre un cinéma de divertissement qui s’accompagne d’un événement médiatique (annoncer la fin du monde ou une révolution technologique et visuelle…) et marketing (100 millions d’euros pour la seule promotion de la création de James Cameron, alors que la Fox jouait sa peau sur ce coup, l’ayant sans doute sauvée au moins provisoirement) et un autre qui semble être entré dans une logique de muséification.
Un autre bémol concerne l’écriture cinématographique elle-même. Il n’est pas illégitime de se demander si la fréquentation du cinéma n’est pas liée aux formes de continuité et de porosité avec les autres écrans et media. Nonobstant la taille de l’écran, ce qui y est projeté n’est pas toujours un dépaysement, au contraire. On y retrouve, pêle-mêle, les formes de découpage du jeu vidéo (parfois, mais rarement, pour le meilleur), ou pire ; de la télévision dans ce qu’elle a de plus mauvais (appelons cela la dérive téléfilmesque). Ajoutons à cela un va-et-vient des scénaristes et/ou créateurs de telle ou telle série. Si cela abouti parfois à un appauvrissement cinématographique, ce n’est pas toujours le cas, Star Trek de J.J. Abrams, créateur de la série Lost, fut, comme cela a été déjà souligné, une proposition plutôt stimulante. Sans doute plus problématique est le déferlement de documentaires qui ne font pas œuvre de cinéma, quand ce n’est pas une forme de colonisation des écrans, agrémentée d’une esthétique et d’un discours agressifs et douteux ; Home de Yann Arthus-Bertrand étant, de très loin, le parangon de cette fâcheuse tendance.
Mais le point ultime de cette porosité, réel facteur d’appauvrissement, est l’envahissement des écrans de cinéma par un imaginaire et des corps télévisuels, ces narrations et ces têtes identifiables qui aboutissent à des objets où l’intérêt cinématographique est souvent nul. Pas toujours pour le pire, rarement pour le meilleur, la comédie nationale reste un territoire encore largement occupé par des formes procédant d’écuries télévisuelles, Canal Plus ayant ici une place, et une responsabilité, toute particulière. On connaît l’importance des télévisions, ce qui n’est pas une exception française même si le lien est peut-être plus structuré qu’ailleurs, dans le financement du cinéma. Pour être clair, un film a peu de chance d’exister commercialement s’il n’a pas au préalable été validé par une chaîne de télévision. Le cercle vicieux a quelque chose de redoutable, surtout lorsque les télévisions penchent très clairement vers des productions au fort potentiel de rentabilité, et se désengagent de ce qui ressemble de près comme de loin au risque et à la nécessaire part de fragilité et d’incertitude de la création cinématographique.
Se démarquer
C’est donc rien moins que la question de la spécificité de l’écriture cinématographique qui est posée. Le cinéma n’est pas aujourd’hui un flux d’images autonomes, il participe d’un mouvement plus global, particulièrement en compagnie des jeux vidéo et séries. Difficile aujourd’hui de discerner, au niveau du découpage, un film moyen d’une série moyenne. Impossible de séparer certaines séquences d’un film, comme l’impressionnant accident d’hélicoptère dans le dernier Terminator Renaissance, du jeu vidéo. Le cinéma doit-il se démarquer ou bien lui faut-il accepter d’être un écran parmi d’autres, de produire des images au milieu d’autres images, pas forcément concurrentes, mais qui structurent autant, quand ce n’est pas plus, l’imaginaire et la perception du monde des spectateurs ?
Il est évident que le cinéma et les cinéastes, d’une manière plus au moins consciente, tentent de se singulariser vis-à-vis des autres images et écrans. On peut repérer notamment la généralisation de nouvelles durées, autour de 2h30. À noter que cela concerne aussi bien des blockbusters que des œuvres bénéficiant d’une plus grande légitimité culturelle et artistique ; la sélection cannoise de 2009 fut assez spectaculaire en ce sens. Ce besoin d’étirer le temps de la projection a certainement à voir avec les séries, dont le cinéma semble doit aujourd’hui tenir compte du fait de leur qualité. Ce dernier s’intercale ainsi entre la durée de l’épisode (une quarantaine de minutes) et le bloc narratif plus ample de la saison.
On peut observer également une autre tendance qui serait la singularisation du regard et de l’écriture cinématographiques. De nombreux films tendent à une prise de parole fortement individualisée, aussi bien de l’énonciateur-auteur que des protagonistes. Si l’on note cela dans le cinéma dit d’auteur, logiquement dirait-on, elle tend à contaminer d’autres genres, jusqu’aux films d’horreur, d’action ou encore de catastrophe. Il est certain de Cloverfield est tout à fait remarquable sur ce point, on pourrait aussi y associer la franchise Rec ou encore Chronique des morts-vivants. Aussi, cette manière d’offrir la psyché et les névroses de super-héros (la trilogie Spider-Man, The Dark Knight, Watchmen) n’est pas sans lien avec ce phénomène. Comme si l’on passait d’une narration à vocation universelle, livré à tous, à un récit intime, adressé à chacun. On ressent clairement ici une volonté de nouer un autre lien entre le film et le spectateur, d’associer ce dernier, de lui laisser un espace inédit d’identification, quasiment d’acteur au sein de la fiction. Et l’année 2009 s’est terminée avec Avatar dont on a noté précédemment qu’il constitue, avec la 3D mais pas seulement, la tentative d’une nouvelle forme d’immersion du spectateur dans l’espace filmique.
Le réel s’est affirmé contre une pierre angulaire de la production cinématographique, sous de nombreuses formes : réel revendiqué, simulé, reconstitué ; l’hybridation entre les deux pôles, fiction et documentaire, est aujourd’hui poussée à son comble. Là encore, il est remarquable que cette tendance intègre des productions de tous types, jusqu’à 2012 dont la promotion savamment orchestrée va jusqu’à sous-entendre qu’il y aurait une part de vrai, à venir, dans la catastrophe colossale mise en scène par Roland Emmerich. La narration semble peiner aujourd’hui à s’exprimer en dehors du réel, bien loin de l’usine à rêve hollywoodienne dite classique, dont le dessein était de s’en extirper, tout en exprimant peurs et désirs des sociétés.
C’est toutefois, logiquement, dans le cinéma d’auteur que l’on trouve les plus grands tricoteurs entre ces fils de la fiction et du réel ; l’équipage est des plus hétérogènes, impossible d’être exhaustif, en voici, très subjectivement, quelques membres au présent : Abbas Kiarostami, Claire Denis, Jia Zhang-ke, Pedro Costa ou Apichatpong Weerasethakul, ajoutons encore Hong Sang-soo ou l’œuvre vidéo-numérique d’Alain Cavalier. C’est aussi dans cette veine que le cinéma (re)trouve une forme d’écriture qui tend à une autonomie considérablement réduite par ailleurs, mais aussi une part de liberté. Autant de cinéastes dont les images agissent comme des révélateurs du monde, où il s’agit de faire émerger des formes de vérités contenues de manière diffuse et implicite (et non imposée), dans ce qui est proche de méditations filmiques, quand ce n’est pas carrément du chamanisme cinématographique (Irène de Cavalier et tout Weerasethakul). Ce sont aussi des cinéastes qui s’attachent à une certaine lenteur. Une pose auteuriste pour certains, mais cette veine a avant tout saisi que le flux des images a besoin d’être ralenti, c’est la condition pour qu’elles puissent être visibles, crédibles, lisibles, compréhensibles, afin de donner à penser et à imaginer. L’image comme révélation du monde et ralentissement d’un flux infernal et désordonné, ne serait-ce pas la responsabilité de la cinématographie ? Si on est en présence d’authentiques minoritaires, qui ne peuvent donc être les seuls – ce qui est bien heureux –, il est difficile d’imaginer un plus beau chemin, certes utopique et tortueux, pour le 7e art.