Précédé par les flots de films d’horreur bâclés que la société Blumhouse déverse dans nos salles depuis maintenant six ans, Unfriended ne fit que bien peu de vagues lors de sa sortie malgré son postulat accrocheur. Ce n’est qu’au fil des mois, grâce à un bouche-à-oreille insistant et à la circulation de quelques critiques élogieuses, que cet étonnant huis clos numérique commença à bénéficier d’une certaine notoriété. Cette petite pépite sortie deux mois avant The Visit de M. Night Shyamalan (l’autre bonne surprise de chez Blumhouse) mérite donc bien que l’on s’y attarde à l’occasion de sa sortie en DVD.
Unfriended se déroule intégralement sur l’écran du MacBook de Blaire, une lycéenne américaine installée dans sa chambre tandis que ses parents sont sortis. Connectée sur Skype, elle discute avec les cinq autres personnages du film, dont les visages apparaissent dans de petites fenêtres vidéo. Alors que nous l’abordons comme spectateur et non comme utilisateur, cet univers visuel désormais si commun semble étonnamment plus complexe. Il apparaît comme un split-screen mouvant, se modifiant en fonction des actions de Blaire, qui peut décider à tout moment de lancer ou de stopper une vidéo, de masquer une fenêtre, ou encore d’écrire un message. Le principe de vue subjective trouve ainsi une dimension plutôt inédite, puisque le personnage modifie ce que l’on voit, non pas par des choix de cadrage comme dans les found footages, mais par l’organisation du contenu d’un seul et unique cadre fixe. Sans être révolutionnaire, il faut reconnaître que l’idée est riche en promesses de nouvelles formes de narrations. Or si Unfriended déçoit d’un point de vue scénaristique, il n’en demeure pas moins véritablement innovant par sa mise en scène intelligente de certaines peurs contemporaines.
Contamination du monde
Dans l’environnement intime et rassurant de la conversation Skype, l’apparition inexpliquée d’un septième contact inconnu est immédiatement vécu comme une menace. Le compte est lié à une certaine Laura Barns, une amie de Blaire dont on sait qu’elle s’est donné la mort un an plus tôt jour pour jour, suite à un harcèlement en ligne. Il est vite établi qu’il s’agit bel et bien de son fantôme, et non d’un pirate utilisant son compte. Revenue d’une sorte de « cimetière indien » numérique composé des innombrables comptes appartenant encore à des personnes décédées, elle envisage ainsi d’infliger sa vengeance à ceux qu’elle estime être les responsables de sa mort.
Énoncée ainsi, l’intrigue narrative n’est pas des plus réjouissantes, d’autant plus qu’elle se contente finalement d’une structure classique de survival, agrémentée de quelques jeux sadiques hérités de la série Saw. Mais en mettant habilement en scène les logiques perverses des réseaux sociaux, le scénario se révèle être avant tout un prétexte pour révéler le potentiel horrifique d’un univers virtuel que nous arpentons désormais quotidiennement. La fenêtre vidéo affublée d’une silhouette anonyme a beau rester silencieuse dans un premier temps, son inexplicable présence va engendrer un processus de contamination global de son environnement. Cette mécanique est connue pour être souvent utilisée dans le cinéma fantastique : on repense notamment au vaisseau de l’Alien de Ridley Scott, dont l’aspect semblait se métamorphoser par la simple idée d’une créature inconnue s’y nichant quelque part. Mais point de vaisseau lugubre ou de manoir hanté ici : le mal s’attaque au look joyeux de l’internet 2.0, de la charte graphique de Facebook aux amusantes notifications sonores de Skype. Rien ne change en apparence, et pourtant chaque signe familier de cet univers se voit peu à peu contaminé par la présence du spectre. Or c’est bien là que réside la première réussite d’Unfriended, dans cet investissement tout à fait convaincant d’un terrain vierge de tout imaginaire fantastique préalable, devenant le théâtre d’un grand huit horrifique aussi jubilatoire que terrifiant.
Contamination du groupe
Le fantôme va ainsi se jouer des grandes logiques de l’univers d’internet, le premier d’entre eux étant son déroulement du temps si spécifique, retranscrit par le choix judicieux d’un unique plan-séquence en « temps réel ». D’abord grisés par un sentiment de puissance reposant sur la cohésion apparente du groupe (et incarné dans la première partie par le bourdonnement incessant de leurs bavardages), c’est dans la précipitation et la dispersion que les personnages sont peu à peu isolés les uns des autres. Sommée de répondre à des questions indiscrètes dans un temps limité, Blaire panique, hésite, rédige différentes versions d’une même phrase, avant de les publier soudainement. Nous accédons alors à une intériorité inattendue : nous en apprenons plus sur elle, sur ce qu’elle choisi de dire, sur ses mensonges aussi. En un rien de temps, les apparences rassurantes des réseaux sociaux ont révélé leur véritable nature : celle de masques derrière lesquels les utilisateurs se dissimulent. Ce sont ces masques que Laura Barns s’emploie à briser, afin que surgisse au grand jour ce qui se cache derrière.
Au fil des révélations, volontaires ou non, la frontière entre ce qui est public et privé va s’avérer de plus en plus factice, le fantôme farceur republiant à sa guise des photos ou vidéos compromettantes pour inciter les personnages à réagir. Les amitiés volent en éclat, et ceux que l’on voyait comme les simples victimes d’un agresseur commun vont se transformer en autant de bourreaux potentiels. Un sentiment d’oppression grandit : Blaire est de plus en plus seule derrière cet écran, la cohésion du groupe s’apparentant désormais à une illusion rapidement dissipée face à la menace. Le fantôme voit tout, contrôle tout, il est donc impossible de se soustraire à son petit jeu. Unfriended parvient ainsi à provoquer un sentiment surprenant de claustrophobie numérique, nourrissant l’impression que les fenêtres vidéo de Skype sont en fait des cages virtuelles dans lesquelles les personnages sont enfermés, et trouvant son point culminant dans une très drôle mais néanmoins terrifiante scène d’appel à l’aide via Chatroulette.
Contamination des corps
On pourrait à ce stade opposer qu’il suffirait que les personnages éteignent leur ordinateur pour que la menace cesse. C’est pourquoi, afin de maintenir la viabilité de son concept, le scénario établit une porosité entre internet et le monde physique. Le fantôme peut ainsi agir sur le téléphone, l’électricité, et surtout sur les corps eux-mêmes via une « possession ». Or ce qui semble de prime abord se limiter à une facilité scénaristique s’avère être un des principes les plus intéressants du film. En effet le fantôme, partie intégrante du signal numérique, est en mesure d’étendre l’emprise du monde virtuel sur l’extérieur. C’est ainsi que les erreurs bien connues de compression vidéo (nommées datamoshing quand elles sont consciemment restituées dans un but artistique), deviennent des signes inquiétants, tandis qu’elles transforment l’image d’un visage en figure monstrueuse. Il y a un trouble sur ce qui est atteint : s’agit-il de l’image, ou du corps lui-même ? De la même manière, les condamnés se freezent, juste avant d’être possédés par le fantôme : sont-ils réellement paralysés ? On ne sait finalement pas grand-chose de ce qui se passe au moment de la prise de contrôle des corps par le fantôme, si ce n’est qu’elle aboutit au « suicide » de la victime. Cette confusion entre les corps physiques et leurs doubles numériques est tout à fait saisissante, d’autant plus qu’elle n’est jamais conscientisée par des personnages trop occupés à trouver un moyen de survivre pour théoriser sur ce qui est en train de leur arriver.
L’objet de l’épouvante se voit ainsi déplacé de la menace fantastique aux mutations que sa présence engendre. Écrit dans l’intention de sensibiliser sur les phénomènes de cyber-harcèlement, Unfriended va bien plus loin que son sujet, allant jusqu’à matérialiser une angoisse concernant les changements qu’internet a initié dans les rapports humains. En effet, pour les adolescents de 2015, la quête de popularité n’est plus cantonnée à la cour du lycée, elle s’est transformée en une lutte à échelle mondiale, dont les résultats sont quantifiables en nombres de likes et de followers. L’image publique, si dramatiquement essentielle à cet âge là, est non seulement visible par tous, mais surtout sauvegardée désormais : internet est à l’origine d’une époque nouvelle dans laquelle l’oubli n’existe plus. Vu sous cet angle, Unfriended constitue un petit événement dans l’histoire récente du cinéma d’horreur, car il parvient à mettre en image la peur d’une nouvelle forme de contamination : celle de notre existence physique par le spectre effrayant de son image numérique, cette entité incontrôlable qui n’est plus tout à fait nous, et qui nous survivra au sein de cet immense cimetière mondialisé qu’est devenu Internet.