Le titre choisi, Phénomène Stalker, pour le catalogue de l’exposition qui a eu lieu en Suisse autour de Stalker est significatif de la postérité du cinquième film d’Andreï Tarkovski, des jeux vidéos à la musique contemporaine ou techno entre autres.
Après 9 versions du scénario, le film fut entièrement retourné car les pellicules Kodak, expérimentales, n’ont pas pu être développées en URSS – sans doute pour des raisons liées au système soviétique –, et rend compte, à lui seul, de la force titanesque, et de la foi, à l’œuvre chez Tarkovski pour réaliser ses films.
Si Eisenstein a pu qualifier un film (Palais et Forteresse, 1924, Aleksandr Ivanovskij, 3 000 m) au métrage interminable de « ciné-mollusque », Stalker (1979), d’une durée de 2h30 ne laisse pas indemne. Comme l’a exprimé Tarkovski, il aime faire précisément des films longs, des films qui, dit-il, détruisent totalement le spectateur physiquement. Le terme d’Eisenstein pourrait qualifier ce film de Tarkovski, d’autant plus qu’un gros plan d’escargot prend place au cœur du film : néanmoins, le principe de cette destruction est la possibilité d’une renaissance.
Stalking
Stalker emprunte au récit de science-fiction, à partir de Pique-nique au bord du chemin des frères Strougatski. Le récit est réduit à la stylisation abstraite d’une parabole : un écrivain, un professeur et le Stalker, trois personnages qualifiés par leur action dans le monde, soit respectivement un littéraire et un scientifique, et un être contemplatif, furtif et silencieux, dont la mission est de conduire ceux qui le veulent vers une chambre des désirs. Ils pénètrent dans une zone où, dit-on, une météorite serait tombée. Cette zone est interdite et protégée par l’armée, régie par des lois mystérieuses où les « lois de plomb » régissant l’expérience ordinaire n’ont pas cours, le triangle ABC n’équivalant pas à A’B’C’, et le chemin le plus droit n’étant pas le plus court.
Cette triade fait l’expérience d’un périple vers la chambre secrète, à l’épreuve d’une série de péripéties qui a vocation à dépouiller du superflu, à éprouver les hommes mis en face d’eux-mêmes. Le verbe anglais « to stalk » rend compte d’un mode d’approche discret, à pas furtifs, où il s’agit de dompter un espace-temps irréductible à notre appréhension quotidienne, où l’on avance au gré de boulons entourés par des bouts de chiffons déchirés que l’on jette, au sein d’une véritable aire de jeux.
À la fable science-fictionnelle se mêle celle métaphysique (chrétienne, mais aussi bouddhique ou zen) : cette trinité d’hommes renvoie aussi aux deux pèlerins d’Emmaüs visités par le Christ, référence narrée par une voix-off alors qu’est cadré le visage du Stalker : « Or, tandis qu’ils s’entretenaient et s’interrogeaient, Jésus lui-même s’approcha, et il marchait avec eux. »
Mais c’est aussi une fable politique (la zone comme espace de liberté possible au sein d’un système totalitaire) et artistique : la notion de « stalking » emprunte encore à Castaneda qui en fait un véritable art, une conduite furtive, secrète, qui consiste en une manière de percevoir une autre réalité d’une façon plus harmonieuse et qui est visionnaire.
Cette dimension est portée par le héros éponyme, Stalker, cet homme-escargot, qui tel Atlas lorsqu’il porte sa fille handicapée sur les épaules, est un passeur, un intermédiaire, soit un médium – tel le Christ qui est le « médiateur ». Si Ouistiti, sa fille, peut aussi être qualifiée comme telle, ayant le pouvoir de déplacer par son regard des objets (télékinésie), nous sommes conviés au cœur du film, à une expérience médiumnique de vision, par le truchement du Stalker endormi, comparé comme y invite le plan qui le suit à un escargot sur un îlot de terre. La caméra de Tarkovski s’attache à convier à une telle expérience, avançant elle aussi à pas furtifs, tel un « œil mobile d’escargot » (la formule est de Jean Epstein), et produisant un déplacement : bien qu’avançant en ligne droite, une aberration a lieu. Ce trouble de l’expérience convoqué par un ondoiement de la perception (dunes de sable, champ ondoyant, vol de particules,…) amène à un changement de perspective, comme du mode de pensée, qui se fait sensible. La musique électronique teintée d’organique composée par Artemiev joue un tel rôle par ailleurs.
Stalk
Si le Stalker est la figure d’un humble par excellence, c’est à une conversion qu’invite Tarkovski : devenir tel un enfant, à l’image d’un arbre souple et tendre. Ainsi, « l’homme en venant au monde est faible et souple. Quand il meurt il est fort et dur. L’arbre qui pousse est tendre et souple. Devenu sec et dur, il meurt. La dureté et la force sont les compagnons de la mort. La souplesse et la faiblesse expriment la fraîcheur de la vie. Ce qui est dur ne vaincra jamais. »
Le cinéma comme art de l’enfance, est associé chez Tarkovski à un modèle organique, celui de la croissance végétale, à l’image de la spirale de croissance de la coquille de l’escargot : le terme « stalk » désigne en effet aussi la tige d’une plante, laquelle s’élève vers le ciel.
Stalker, film-labyrinthe dont l’intérieur de la zone ressemble à l’intérieur d’une coquille d’escargot et travaillant la porosité des espaces extérieurs et intérieurs, est néanmoins le récit du constat d’une tristesse, d’ordre psychologique et métaphysique : parvenus au seuil de la chambre des désirs, à la frontière d’un face à face possible où tous les désirs les plus profonds et les plus sincères seraient exaucés, le professeur et l’écrivain sont face à une impossibilité, celle d’un refus. Refusant un saut dans l’inconnu, c’est aussi le refus d’une sonde du cœur, de son mystère, de sa pureté. La chambre est, comme le formule le Stalker, pour les malheureux, les pauvres, les désintéressés, pour ceux qui n’ont plus rien. Si l’écrivain imagine un « âmomètre » mis au point par le professeur, le cinéma de Tarkovski s’attache à être un tel instrument, à révéler l’âme, et à convertir une impossibilité en possibilité : comme le formule le Stalker, le principal, c’est d’avoir la foi !
Aujourd’hui, voir Stalker en copie restaurée, c’est ainsi garantir que le film soit toujours vivant, tel la tige d’une plante. Comme dans la zone, les fleurs n’embaument pas ici, mais, ainsi que le formulent les protagonistes en y pénétrant, elles refleurissent. En effet, à l’image de ce couple enlacé momifié d’où pousse, entre eux, une verdoyante végétation, c’est bien l’image vivante, croissante, en partage qui intéresse Tarkovski. L’écrivain pensait que ces livres rendraient les hommes meilleurs, mais son aveu est celui d’un échec : personne n’a besoin de lui. C’est la même crainte qu’a Tarkovski mais le constat est inverse : nous avons besoin de lui.