Racontant l’histoire de Lucien de Rubempré, poète romantique de province parti à l’assaut du milieu du journalisme parisien, l’épais roman de Balzac (près de 900 pages) révèle l’existence d’un inframonde d’affaires et de petits arrangements véreux. C’est dans le spectacle de cette mécanique bien huilée que l’adaptation de Giannoli tire son épingle du jeu. Dans la meilleure scène d’Illusions perdues, Lousteau (Vincent Lacoste) fait découvrir à Lucien (Benjamin Voisin) les arcanes d’un théâtre parisien jusqu’à l’apparition en triomphe du méphistophélique Singali (Jean-François Stévenin dans son dernier rôle). Véritable chef-d’orchestre d’une armée de faux spectateurs, ce dernier se donne au plus offrant et décide depuis la corbeille de l’avenir des pièces représentées sur le « Boulevard du crime ». La scène révèle, non sans une certaine pesanteur entretenue par la redondance entre la voix-off et les images, l’horizon du film : Singali est le metteur en scène d’une comédie sociale, qui ne se joue pas sur scène, mais entre l’orchestre et les coulisses. La caméra véloce et virevoltante saisit cette troupe dans une série de vignettes mettant en valeur le comportement pittoresque de personnages grotesques et fascinants, rappelant à quel point l’art de Balzac est d’abord celui d’un caricaturiste. Les différentes classes sociales entrevues au fil de l’intrigue trouvent dans le théâtre un point de ralliement, de sorte que ce milieu interlope constitué de repères isolés (les bureaux du Corsaire-Satan, la librairie Dauriat, les différents salons) trouve son unité dans une immense mascarade sociale, une grande « comédie humaine ».
Observation d’un milieu par le prisme d’un récit rétrospectif – Nathan (Xavier Dolan), dernier ami de Lucien, raconte son histoire – et d’une structure suivant le modèle du rise and fall, Illusions perdues n’est pas sans convoquer le modèle des fresques scorsesiennes. Inévitable, la comparaison joue sans doute en défaveur de Giannoli : l’énergie dépensée par les meilleurs films de Scorsese s’adosse toujours à une mise en scène dont la virtuosité repose autant sur le panache que la précision accordée à certains détails. Or, dès que le charme des nuits parisiennes cesse d’opérer, Illusions perdues peine à cacher son manque de rigueur. Mise en évidence par de nombreux surcadrages, la valeur picturale des images donne l’impression d’une suite de tableaux vivants illustrant uniquement le scénario. Le film n’évite donc pas l’écueil de l’académisme, tenu un temps en respect par l’efficacité de l’ensemble, mais qui éclate lors des scènes romantiques avec l’actrice Coralie (Salomé Dewaels) et l’aristocrate Louise de Bargeton (Cécile de France). Si l’on peut considérer que ces parenthèses assez désinvesties sont le reflet d’un contraste entre la trépidante vie du journaliste et le calme des alcôves amoureuses, Giannoli affadit par là considérablement la part sentimentale de l’œuvre de Balzac, où l’analyse des mystères du cœur constitue l’envers des tractations financières et politiques dévoilés par ses romans. Diablement efficace grâce au cabotinage de ses acteurs, maladroit lorsqu’il tente de jeter des ponts avec l’actualité politique et médiatique (il y est question de critiques assassinant « et le masque et la plume », d’un « banquier » à la tête de l’état et d’oiseaux colportant des mensonges à travers le monde), Illusions perdues souffre de passer en partie à côté de ce qui faisait le génie balzacien : partir d’une étude minutieuse du détail pour déceler les mécanismes régissant une société entière.