En s’inspirant librement de la vie de Florence Foster Jenkins (1868-1944), une riche Américaine devenue célèbre pour chanter terriblement faux et n’avoir aucun sens du rythme, Xavier Giannoli tenait là un sujet en or. Fortunée et issue de la haute société, l’apprenti-cantatrice se produisait pour un cercle d’intimes qui n’ont jamais osé lui dire que ses prestations scéniques dépassaient l’entendement. Passionnée d’opéra et convaincue d’avoir une belle voix (dont elle aurait découvert l’étendue à la suite d’un cri poussé lors d’un accident de voiture), Jenkins a donc passé sa vie entière à croire qu’elle faisait profiter toute la société de son don alors qu’elle cassait simplement les oreilles à tous les mélomanes. Il suffit pour s’en assurer d’écouter les quelques enregistrements parvenus jusqu’à nous pour comprendre avec quelle dose de génie inconscient la chanteuse pouvait faire perdre le sens du rythme à un pianiste professionnel ou faire sortir de ses gonds un professeur de chant complaisant. Autant dire que raconter cette histoire sur grand écran était du pain bénit, la réussite du projet ne tenant qu’à la capacité du réalisateur à en saisir le potentiel délicieusement absurde. Si le biopic à venir de Stephen Frears – avec Meryl Streep dans le rôle-titre – peut susciter un semblant de curiosité, la libre adaptation qu’en fait aujourd’hui Xavier Giannoli est, en attendant, un ratage dans les grandes largeurs.
Oser faire corps
Le principal reproche que l’on pourra faire au réalisateur du pourtant apprécié Quand j’étais chanteur, c’est de ne jamais faire corps avec son personnage, rebaptisé Marguerite Dumont et catapultée dans la France bourgeoise des années 1920, pour en saisir l’excentrique fantaisie. Au lieu de cela, la mise en scène se complait honteusement à l’humilier en traçant une ligne distincte et infranchissable entre celle qui croit pouvoir embrasser la grandeur tragique de ses maîtres (Bellini, Mozart) et les lucides (le public, le mari désespéré, le professeur de chant décontenancé) obligés de se taire par honte ou par pur intérêt financier. Le récit a beau ne jamais remettre en cause la sincérité avec laquelle Marguerite se donne à son art, elle n’en incarne pas moins sous l’œil du réalisateur la triste démonstration d’une femme inconsciente de sa propre médiocrité. Il suffit par exemple de voir avec quelle frontalité la caméra enregistre les prestations ridicules de la pauvre femme : le public qui lui fait face et qui n’ose pas éclater de rire par convenance sociale est exactement à la même place que le spectateur de la salle de cinéma qui, lui, aura tout le loisir de s’époumoner face à ce spectacle rendu pathétique par la répétition des plans larges et des travellings avants. On n’ose imaginer ce qu’aurait donné Blake Edwards aux commandes d’un tel projet ou l’empathie fantasque avec laquelle une actrice comme Arielle Dombasle se serait emparée d’un rôle comme celui-ci, en lieu et place d’une Catherine Frot dont le jeu a atteint ses limites depuis longtemps.
Oser la désynchronisation
L’autre grand reproche qu’on pourra faire à Xavier Giannoli, c’est de s’être laissé écraser par la lourdeur académique du film en costumes. On imagine bien le réalisateur réviser ses bons vieux classiques (notamment Boulevard du Crépuscule de Billy Wilder autour d’un déni de la réalité entretenu par un étrange majordome) pour rendre la maison de Marguerite particulièrement suffocante. Mais au lieu de nous offrir une plongée angoissante dans cette drôle de machine à fantasmes, la mise en scène se contente de rendre compte de l’application avec laquelle les décorateurs et costumiers ont justifié le budget qui leur était alloué. Nouvelle preuve de ce résultat totalement stérile, le récit, construit en chapitres aux titres peu inspirés, ose expliquer les envies délirantes de Marguerite par la seule volonté d’obtenir un peu d’attention de la part de son mari. Tout n’est que prétexte à raconter une histoire d’amour selon Giannoli. Il est effectivement difficile de remettre en cause ce parti-pris quand on voit le manque d’inspiration que suscite le matériau musical (ne parlons même pas des playbacks totalement ratés sur quelques airs d’opéra). Le moralisme sous-jacent au discours du film (le mari est invité à renoncer à sa maîtresse, Marguerite à la scène : chacun sa place) tombe même dans des justifications douteuses lorsque le dernier quart du film voit l’originale cantatrice passer par un internement en psychiatrie et subir une thérapie de choc. Même s’il a voulu prendre ses distances avec le personnage réel et se défendre de réaliser un biopic, force est de reconnaître que Xavier Giannoli n’a manifestement rien compris au sens que Florence Foster Jenkins avait su donner au mot « liberté » envers et contre tous les diktats du bon goût.