L’effet baudruche que produit l’épilogue de L’Apparition, s’il charrie forcément avec lui le sentiment de déception d’un film qui retombe comme un soufflé, ne saurait annihiler entièrement l’ampleur et l’ambition des deux heures qui le précèdent. Presque fatalement, le nouveau long-métrage de Xavier Giannoli est rattrapé par sa générosité scénaristique jusqu’au petit péché de gourmandise : expliquer rationnellement après avoir fait monter, souvent brillamment, la possibilité du mystère. Pourtant, ce nouveau film trouve une place de choix dans la filmographie particulièrement cohérente de son auteur : au contraire d’un film-manifeste – qui viendrait exposer et annoncer les fondements d’une œuvre en création – ou d’un film-somme – qui rassemblerait en un geste royal, l’ensemble des thématiques qui a émaillé une carrière – il en est le film-examen, celui qui pousse le cinéaste dans ses retranchements et interroge ses obsessions. On sait Giannoli fasciné par les imposteurs – personnages principaux récurrents depuis le faux concessionnaire d’autoroute d’À l’origine jusqu’à la fausse cantatrice de Marguerite. L’Apparition inverse les rôles : ce n’est plus l’escroc qui mène le récit mais celui qui enquête sur ses mensonges potentiels. Jacques (Vincent Lindon), grand reporter respecté et tout juste revenu d’une zone de guerre, se voit proposer par le Vatican de participer à une commission spéciale dont la mission sera de statuer sur la véracité de plusieurs manifestations de la Vierge dans le sud de la France, rapportée par une jeune femme à peine majeure, Anna (Galatea Bellugi).
Dans ce film, la force du cinéma de Giannoli tient de sa capacité à maintenir une tension et une densité sur les deux niveaux de lecture. S’il est aussi pertinent au niveau intertextuel, c’est que la diégèse au ras du récit s’assemble avec une précision et une application très soignée. Écrit au cordeau, L’Apparition est parfois virtuose quand il met en branle toutes les strates que soulève son intrigue. Jouant sur plusieurs espaces, de l’extérieur public ouvert à tous les vents – les pèlerins affluent en masse sur les lieux des apparitions, provocant une atmosphère troublante qui tient autant du recueillement que du carnaval – vers les différents intérieurs, l’église, les couloirs et les chambres de l’hôtel, les salles impersonnelles où se réunissent les membres de la commission, le film tend à revenir sempiternellement vers son épicentre, son point d’incandescence le plus intime : la confrontation yeux dans les yeux entre Anna et Jacques. Dans cette construction en spirale, le point de vue est en permanence adossé au regard de Vincent Lindon. Le processus d’identification entre l’acteur et le spectateur produit une narration au présent haletante et déstabilisante. Nourrie par le chambardement folklorique dehors et l’accélération permanente dans laquelle se fraye l’enquête, l’opposition exacerbée entre le journaliste, apôtre de la vérité factuelle, et la jeune femme au regard illuminé s’opacifie et se complexifie. Distillant avec précaution quelques éléments de la vie antérieure d’Anna, Giannoli donne malicieusement des bribes d’informations au spectateur qui, loin de clarifier l’affaire, apporte au contraire une inquiétude croissante. Le personnage de Jacques agit comme si, symboliquement, il était l’envoyé spécial de ceux qui le regarde, liés ensemble par une anxiété commune, renforcée par un doute qui ne cesse de s’épaissir. Forcément, ce dispositif presque induit par hasard – une personnification dans l’image de la foule anonyme braquée sur l’écran de cinéma – renvoie à une autre des hantises du réalisateur de Superstar, injustement mésestimé : l’homme du peuple transporté malgré lui sur le devant de la scène.
Éloge des imposteurs
Car si Giannoli est un des auteurs « populaires » (comprendre : « ayant dépassé plusieurs fois le million d’entrées ») les plus passionnants du moment, c’est qu’il ne triche pas ni ne saupoudre son travail d’une saveur ironique snob. En offrant de grands rôles à des acteurs-mythes – au sens barthésien – Gérard Depardieu, François Cluzet, Catherine Frot et désormais Vincent Lindon et surtout, en épousant les formes d’un cinéma « classique », tout entier au service de la fluidité et de l’efficacité narrative, il creuse un sillon finalement iconoclaste aujourd’hui, dernières flamboyances d’une qualité française surannée. Il s’approche pourtant, dans L’Apparition, d’un sujet noble – la foi, le mysticisme – qui le lie de près ou de loin avec Dumont (ce dernier étant sensiblement cité comme une référence directe par la reprise, presque identique, du célèbre plan d’ouverture de L’Humanité, où un homme filmé à contre-jour parcourt toute la largeur du Scope, sur la crête d’une colline) et complète à sa manière la liste non-exhaustive des jeunes filles dans l’histoire du cinéma hexagonal. Sans affirmer un héritage direct et une densité esthétique égale, il est plus qu’intéressant de voir un cinéaste se confronter à ces même questions avec aspiration et assurance dans son langage cinématographique, au point de le faire vibrer. Cousine d’Hadewijch et véritable apparition du film, Galatea Bellugi, grands yeux ouverts comme figés par ses visions ou ses mensonges, semble transpercée par la grâce et traverse le film en apesanteur, ectoplasmique. La rencontre avec Lindon opère un croisement : lui, bourru et rustre, sagement incrédule au début du film, s’abandonne irrésistiblement au doute quand elle, à l’inverse, vacille et perd confiance dans ses affirmations à force d’être malmenée.
En flirtant avec le thriller dans ses scènes les plus intenses, L’Apparition fait l’éloge de l’invisible et se transforme en un acte de foi, un acte de croyance en la puissance du cinéma, capable de recréer un mystère véritable sur une terre livrée aux faux prophètes. L’absence de hauteur dédaigneuse dans le regard de Giannoli sur ses héros est remarquable : de l’éloge du doute à l’éloge de l’imposteur, le film se charge d’une dimension autobiographique indéniable. Si le personnage de Jacques c’est nous, il est aussi une représentation de l’auteur au travail, l’enquête canonique devenant une métaphore des précédents longs-métrages, de cette attirance pour les mythomanes et de l’espoir qu’ils portent en eux, malgré-tout. Comme Cluzet qui devient le héraut du bourg dans lequel il reprend le chantier de l’autoroute (À l’origine), comme Merad qui devient le porte-parole médiatique des anonymes de la société (Superstar), Bellugi est adulée par la foule de croyants qui s’agglutinent sur les lieux du prétendu miracle. Ainsi, c’est quand il se rend compte de la responsabilité de sa décision – et de la déception collective immense qu’elle peut engendrer – que Jacques/Lindon tressaille et perd ses certitudes. « De l’importance sociale des affabulateurs, imposteurs ou cinéastes » : peut-être faut-il comprendre ainsi les dix dernières minutes terriblement décevantes de L’Apparition, comme un constat modeste et triste du règne du rationnel. Au moins, le cinéma nous aura fait croire, un instant, à la possible existence d’un mystère.