J’étais à la maison, mais…, le huitième long-métrage de la réalisatrice allemande Angela Schanelec, évoque moins les derniers films d’autres cinéastes de l’école berlinoise de sa génération (Christian Petzold en tête) que le minimalisme glacé du récent La Jeune Fille et l’Araignée, lui aussi récompensé à la Berlinale. Même si la rigueur sentencieuse de Schanelec semble à première vue assez éloignée de la perversité ludique des frères Zürcher, les deux films partagent une conception relativement similaire de la mise en scène, ancrée dans la trivialité du réel tout en travaillant en permanence, comme le notait Thomas Choury au sujet de La Jeune Fille et l’Araignée, à « mettre à plat son inhabitabilité » en tenant le réalisme à distance.
La sensation de trivialité provient en partie de ce qui se trouve dans le cadre : l’architecture aseptisée des villes contemporaines, les situations quotidiennes qui fournissent la matière principale du récit (ici, l’achat d’un vélo d’occasion, une réunion entre professeurs ; chez les Zürcher, les différentes étapes d’un déménagement). Elle naît aussi et surtout d’une platitude de l’image. Tout est lisse et rutilant comme une réclame pour du mobilier scandinave: les aplats de blanc, de beige et de gris sont tout juste dérangés par quelques taches de couleur vive, la précision de détail de l’image numérique est contrariée par de discrets attentats à la profondeur de champ – ces fonds flous sur lesquels se détachent les figures, rappelant les grandes heures de l’esthétique 5D. Comme le formule Schanelec elle-même dans le dossier de presse, « les images ne sont pas si importantes », et c’est dans ce refus de la picturalité que ce cinéma-là se distingue de celui des modernes dont il se veut l’héritier. Il ne s’agit pas, comme chez Chantal Akerman ou Michelangelo Antonioni, de révéler la beauté désolée de lieux intermédiaires (piscines, salles de réunions, extérieurs de résidences) ou d’intérieurs impersonnels, mais de trouver un écho visuel à leur laideur.
La stylisation de cette matière brute et plate s’opère par un travail maniaque sur la composition et un découpage méticuleux qui forcent le respect par leur précision mais tendent à étouffer toute forme de vitalité. À chaque plan long correspond un déplacement ou une action accomplis par les acteurs, autour desquels le cadre est pensé – les mouvements de caméra sont ainsi limités au strict minimum et la coupe n’intervient que lorsqu’elle est réellement nécessaire. La composition est souvent parfaitement équilibrée (figures centrées ou placées sur les lignes des tiers) et figée par l’insistance des lignes verticales qui segmentent le cadre comme des barreaux de prison. Cette rigidité de la mise en scène est prolongée par la direction d’acteurs qui privilégie une forme d’atonie généralisée dans la lignée des modèles bressonniens – expression neutre, débit monocorde, raideur des gestes et déplacements –, alternée avec des sursauts de théâtralité forcée où les comédiens-zombies se mettent brusquement à glapir et à gesticuler. Au fond, les êtres humains sont traités par Schanelec comme du mobilier, déambulant les bras ballants dans le champ jusqu’à se placer dans la position voulue afin d’équilibrer la composition, ou se figeant dans des poses ornementales d’une parfaite artificialité, pour préserver soigneusement le spectateur de tout accès direct à l’émotion. Le systématisme de cette volonté de distanciation est également palpable dans l’écriture des dialogues, qui oscillent entre mutisme obstiné, prosaïsme anémique et logorrhée littéraire, ainsi qu’au recours paresseux à plusieurs formes de mise en abyme comme ces séquences où une classe de pré-adolescents prépare un spectacle, la visite d’un musée ou ce long échange explicite de l’héroïne Astrid sur « le vrai et le faux » avec le professeur principal de son fils.
Le paradoxe de cette entreprise sophistiquée est qu’elle échoue par excès de lisibilité à incarner ce qu’elle veut figurer : la menace du débordement sous l’ordre apparent, le drame couvant sous la surface des choses, les questionnements existentiels majeurs derrière la vacuité de la vie quotidienne, etc. On qualifie souvent les œuvres tendant à la sur-signification narrative ou symbolique de « films d’intentions », écueil que cherche à tout prix à éviter J’étais à la maison, mais… en multipliant les personnages et en désamorçant toute ébauche claire de récit ou de causalité psychologique (à cet égard, il semble vain de chercher à résumer l’intrigue). Ce film attentif en permanence à ne rien signifier n’en est cependant pas moins, lui aussi, lourd d’intentions, dans l’effet systématique qu’il cherche à produire sur le spectateur : or, plus il s’efforce de susciter un sentiment d’étrangeté et de distanciation, et plus il se révèle lisible, prévisible et sans mystère. Les séquences animalières encadrant l’intrigue principale (dans lesquelles un âne laconique veille avec bienveillance sur un chien dévorant goulûment un lièvre), complètement déconnectées du reste du film, sont particulièrement révélatrices de cette pesanteur. La cinéaste prétend les avoir tournées pour « se libérer » de l’influence de Bresson, mais elles produisent au contraire un effet de signal au public averti auquel s’adresse le film, qui pourra se gargariser d’identifier l’héritage cinéphilique dans lequel s’inscrit l’œuvre qu’il s’apprête à voir. Au milieu de cette petite fabrique de l’étrange émerge toutefois un visage, celui de Jakob Lassalle, vieux petit garçon malade aux yeux cernés, seul vecteur d’opacité véritable dans un film trop appliqué pour troubler.