Comme son titre peut le laisser supposer, Orly se passe dans un aéroport, c’est aussi un film choral comme on dit ; de quoi se cogner la tête contre une baie vitrée ou se prendre les pieds dans les tapis roulants. Ce n’est pas le cas d’Angela Schanelec, qui livre une œuvre vibrante et limpide.
Angela Schanelec – réalisatrice estampillée, selon la formule consacrée, « nouvelle vague allemande » – fit son apparition en France grâce à la distribution de Marseille en 2005, après que celui-ci fut largement remarqué dans de nombreux festivals. Comme ce dernier, Orly est un film-lieu, on y retrouve l’errance, le déplacement, réel comme métaphorique, et la rencontre hasardeuse, tenace ou fugitive. On peut reprendre pour celui-ci des mots énoncés à propos de Marseille : « Mes films reposent sur l’idée qu’une grande partie de la vie est impénétrable, pleine de malentendus et livrée au hasard. Les personnages vivent en contradiction avec le fait d’être liés à leur destin et les tentatives plus ou moins fortes de lutter contre. » Ce pourrait effectivement être le synopsis d’Orly.
Pour appréhender ce lieu particulier qu’est un aéroport, Angela Schanelec organise un filmage sensible, mais également brut. Ceci est notamment lié au fait que l’espace ne fut pas réservé, Orly a été tourné au sein dudit aéroport, en milieu ouvert pourrait-on dire. Rien à voir avec l’ultra-contrôle de la séquence d’ouverture de Playtime de Jacques Tati. Ensuite, lors du tournage, seuls les acteurs et le personnel de sécurité étaient membres de l’équipe, les lieux n’ont en effet pas été vidés des usagers. Si certaines scènes ont fait l’objet de répétitions avec le chef opérateur, Reinhold Vorschneider, on ressent que l’image résulte bien de la captation d’un moment, où les données environnantes ne sont pas sous contrôle, ce qui est en l’occurrence un véritable gain du fait de l’intensité dégagée. Les espaces clairs et lumineux où interviennent les protagonistes sont intégrés dans des cadres très hiérarchisés, avec la définition de zones de netteté d’une grande précision. S’en dégage une atmosphère intrigante qui brouille délicatement la frontière entre ce que l’on appelle la fiction et le réel. Après Marseille, on a la confirmation d’une mise en scène à la limpidité troublante, qui fait naître le lien et l’intimité entre deux personnages en resserrant progressivement l’échelle des plans, puis en circulant d’un visage à l’autre. On ne se situe jamais dans un système, dans une recette répétitive ; la caméra d’Angela Schanelec respire le cinéma, et le spectateur semble, lui, humer l’air de ces salles aéroportuaires. Le traitement du son est pour ce régime visuel un écrin tout en musicalité, une rumeur et un brouhaha conférant une tonalité rêveuse au lieu, ne jouant pas, comme on pourrait s’y attendre en pareil cas de figure, sur l’enfermement. Cette musique bruitiste n’est brisée qu’à une seule reprise, par un morceau de Cat Power (« Remember me »), scène sublime où l’on ne sait plus s’il s’agit de fuir le réel, ou d’être rappelé à lui.
Un aéroport, forcément, c’est l’attente, on s’y tient en quelque sorte en dehors du monde, en transit, entre deux lieux. On quitte une ville et ceux qui la peuplent, mais on n’a pas encore rejoint sa destination, ni ceux qui nous y attendent éventuellement. L’aéroport est une figure transitionnelle par excellence, une médiation entre deux points d’une existence, qui peut être l’occasion d’un abandon sentimental voire de confidences. Et dans Orly, c’est précisément des histoires d’amour qu’Angela Schanelec raconte, à des états et stades très contrastés : commençantes, bancales, déclinantes, finissantes, souvent mystérieuses, livrées par ellipses, à demi-mot. Il y en a quatre nous dit le dossier de presse, c’est vrai, mais il ne faut pas se le laisser dicter, ce serait appauvrir la lecture d’une œuvre foisonnante. Car le film est embarqué dans le réel ; comme on l’a déjà signalé, celui-ci frôle le cadre, y entre, le traverse, en sort, l’occupe, l’obstrue. On retrouve ici un effet de contamination kiarostamien, celui de Ten, à propos duquel le cinéaste iranien avançait l’idée d’une perpétuation du film dans chaque automobile qui entre dans son champ, avant, pendant et après lui. Ainsi, dans un espace filmique aux frontières incertaines, chaque individu de passage est un personnage potentiel, porteur d’une histoire ; c’est la force poétique d’une narration déconstruite et éparse, qui n’est jamais un coup de force scénaristique. Ces salles d’embarquement d’Orly s’apparentent fortement à l’habitacle de l’auto de Ten : ce qui intervient et s’y dit ne peut advenir qu’ici. Et lorsque l’on a, à la fin du film, évacué l’aéroport en raison d’une alerte, la caméra capte les espaces vides, toutes ces histoires semblent s’être éparpillées. Mais, si l’on veut bien tendre l’oreille à cette séquence d’une grande force mélancolique, on remarquera que leur écho s’y perpétue.