Marseille, quatrième film d’Angela Schanelec, connut il y a trois ans les honneurs d’une sortie sur les écrans français – ce qui signifie encore, pour pas mal de films, parisiens. Ce n’est malheureusement pas le cas de l’inédit Nachmittag, dernier opus en date de la cinéaste qui, en provenance directe du festival de Berlin 2007, atterrit chez nous sur la case vidéo et sort en catimini de la soute à bagages. Son prédécesseur, pas beaucoup mieux loti, n’avait pas résisté longtemps à la barbarie de la distribution hexagonale. Sa finesse rigoureuse, son port altier mais délicat, lui avaient valu, face à la concurrence, un retour en charter aussi fulgurant qu’immérité. La Vie Est Belle les a réunis en double programme sur une belle galette sans bonus. Plutôt : où le bonus serait la primeur du dernier film. On s’en réjouit, certes, mais non sans se dire, les yeux embués, que c’est tout de même un peu dommage.
C’est dommage, car rares sont aujourd’hui les films aussi lumineux que ceux de Schanelec. Rares sont ceux, donc, qui ont autant à gagner d’une projection, dont la magie propre dépend autant du faisceau qui frappe l’écran et rejaillit sur son spectateur. Ainsi, Marseille et Nachmittag peuvent bien être pris pour ce qu’ils sont : des traités pratiques sur la façon dont la lumière tombe sur les choses ou les traverse. Sur la façon dont elle frappe les êtres, les éblouit et, ce faisant, les opacifie aux yeux des autres. Cela n’a rien d’arbitraire. Nous sommes au cœur du projet esthétique de Schanelec : dresser une barrière de clarté laiteuse entre ses personnages, un voile diffus où s’engluent leurs volonté et emportements. Un grand bain d’air dont l’épaisseur les freine et finit par les fixer. Un aquarium contre les parois duquel ils buttent. La faible profondeur de champ, souvent en vigueur, alliée aux partis pris de surexposition, achèvent de plonger l’environnent dans un même flottement vague. À cette perception du monde tient une bonne part de la cruauté et de la tendresse de Schanelec. Grâces lui soient rendues, l’éditeur a du suer sang et eau pour restituer l’expérience lumineuse de ces films tournés en 35mm.
Marseille avait à l’époque été lâché en salles avec pour seule arme le compagnonnage de deux compatriotes Voyage scolaire de Henner Winckler et En route de Jan Krüger. Ces trois films étaient sensés entériner en France le lancement du terme tout frais – et très approximatif – de « nouvelle vague allemande » (on lui préfère celui, un poil plus précis, d’ « école berlinoise »). On peut mesurer aujourd’hui à quel point Marseille, en dépit d’une familiarité indiscutable, prenait déjà la tangente du mouvement. Si son hypothèse restait identifiable – réalisme cru, jeunesse mutique et solitaire, crise du couple allemand et effritement de la cellule familiale, froideur des teintes – elle ne laissait rien augurer de la majesté de sa forme, ni de l’étrange alliage de brutalité et de douceur qui fait toute la beauté du film. On y suit Sophie, jeune Berlinoise venue, dans le cadre d’un échange d’appartement, passer dix jours dans la cité phocéenne du titre « pour prendre des photos ». Une intrigante première partie, où Sophie est de tous les plans, trace son parcours d’acclimatation. Elle commence par acheter des baskets, elle ne s’arrêtera plus de circuler, à pieds ou par les transports en commun. On la voit arpenter une ville qu’on dit pittoresque et qui n’a cependant jamais autant ressemblé à n’importe quelle autre ville. Elle prend des images et des repères. En même temps, elle n’échappe pas à la rudesse de ce nouvel air : tout un tas de micro-agressions font saillies (jeunes qui chahutent, pompiers autoritaires, klaxons intempestifs, type grossier). Surtout, la solitude enfonce le clou de son étrangèreté : ni là, ni là-bas, en transit. Elle finit par rencontrer un jeune garagiste qui lui prête sa voiture et la présente à des amis. La greffe, d’abord difficile (il la présente d’abord à un pote lourdingue), finit par prendre. Elle fait la fête avec cette nouvelle petite société quand…
Vlan ! On se met à parler allemand. Le temps d’une coupe insaisissable, presque dans notre dos, Schanelec nous fait passer du Midi à Berlin. Sous les grands airs de sa mise en scène, d’une beauté assez hautaine – cadres au cordeau, compositions architecturales, plans qui durent, dialogues rares et lacunaires – celle-ci enfouit une structure très élaborée, très fine, toute en lignes brisées, assemblant un tissus de ruptures douces et franches, disséminant une collection de signes à retardement, dont le sens éclate de manière rétroactive et éclaire d’un nouveau jour ce qui précédait. D’où le sentiment de nébulosité assourdie, d’ivresse modérée, où les choses ne sont jamais immédiatement claires mais conservent un temps leur ambiguïté. Chacun des deux films étonne par cette manière de passer rapidement, comme si de rien n’était, sur les informations capitales du récit, de ravaler les signes prétendument majeurs au même rang que toutes les occurrences du réel.
Revenue à Berlin, Sophie retrouve tout ce qu’elle avait quitté. Rien n’a changé : elle replonge au centre de la même agonie sentimentale, du même amour emberlificoté et indénouable. Celui qui stagne entre elle et un couple d’amis, femme actrice et homme photographe, élevant un petit Anton, alors que leur relation prend l’eau de tous bord. Devant cette somme d’impossibilités agglutinées, elle ne tarde pas à annoncer son retour à Marseille. Elle prend alors le train pour la dernière partie du film. À peine de retour là-bas, elle subit une agression terminale, sublime : un échange de vêtements que nous ne verrons pas, mais dont le récit sera rapporté au poste de police (le plus proche).
On en arrive au clou du disque versatile, le tout frais Nachmittag, adapté de La Mouette de Tchekhov. Le film s’ouvre sur ce qu’on devine être les répétitions d’une pièce de théâtre. Ce premier plan s’inscrit dans les quelques instants qui précèdent le début du jeu : allées et venues des quelques personnes présentes, scène nue, gradins vides. Une actrice quitte la salle et rejoint la scène. Elle se prépare, elle va jouer… on passe à autre chose : le film commence. On tient peut-être dans ce plan introductif, dont l’agencement lacunaire va s’éclaircir par la suite, la raison du style de Schanelec : tout s’agence comme si chaque plan était pris du fond du décor. Les bords du cadre concentrent une bonne part de sa cruauté : ils piègent ou expulsent, ils tranchent, ils suppriment, mais jamais ne se font accueil ou refuge. Ils sont comme ces coulisses visibles sur certains plateaux, au-delà desquelles les personnages n’existent plus sans pour autant cesser d’apparaître.
Irène est actrice. Un après-midi d’été, elle se rend chez son frère Alex, en mauvaise forme, où vit son jeune fils Konstantin, auteur de théâtre veillant sur son oncle. La grande demeure entourée de verdure et bordée d’un lac accueille également les filles des voisins : Agnès, 19 ans, ancienne petite amie de Konstantin et sa petite sœur Mimmi qui partage son temps entre baignades et parties de cartes. Cette petite troupe n’a plus grand-chose d’une communauté : l’habitude de se retrouver – qu’on devine – a cédé le pas à la fatigue, l’ennui et le désintérêt. Irène profite de ces retrouvailles pour présenter son nouvel amant à ses proches. Des échanges se configurent entre les différents protagonistes, au cours desquels chacun prend acte de sa solitude et de sa propre indisponibilité aux autres. Bien qu’il perce parfois ces nappes d’attente, de repos – d’agonie ? – et d’amer farniente, le passé émerge sourdement comme la survivance d’un rituel qui n’a plus lieu d’être, dans la mesure où il s’est vidé de tout désir de la part de ceux qui l’accomplissent encore. D’où ce sentiment que ces dernières retrouvailles sont celles de trop, la fois où chacun comprend qu’il ne pourra plus délivrer envers les autres, jusque dans ses propres mots d’amour, que des paroles de haine.
Chez Tchekhov, ce sentiment qu’un rituel était peut-être accompli pour la dernière fois s’accompagnait, pour la communauté en cause, de la douloureuse conscience de son inutilité. Fidèle en ce point à l’auteur, Schanelec situe son action au moment exact où le rituel, vidé de son sens, est devenu simulacre. Plus personne n’y croit mais tout le monde s’y accroche lâchement, sans énergie. D’ailleurs, la seule qui semble y croire encore un peu, ou surestimer son importance – Irène, qui garde un soupçon d’amour dans le cœur – s’en prendra plein la gueule. Croyant à raison surprendre une tentative de suicide, elle se coupe en retirant des mains de son fils – sorte d’ange blond éthéré, distant au monde – la lame qu’il pointait contre lui-même. Elle se fait traiter de charogne par son frère, avant qu’il n’avoue se désintéresser d’elle peu à peu. Et il faut voir à table comment les hommes lui parlent ! Elle concentre à son endroit toute l’hostilité de sa famille (deux hommes sans femme, soudés contre elle, la mère). C’est pourtant à elle que revient le dernier regard – le dernier mot ? – du film, posé sur un lac qui lui répond par la belle constance de sa sérénité et de son mutisme.
Quand, au début du film, Konstantin demande à son oncle Alex : « À quoi crois-tu ?», celui-ci lui répond : « À des moments isolés et souvent inattendus. » Une belle figure de ponctuation suspendue qui ressemble à s’y méprendre au cinéma d’Angela Schanelec.