« Nous sommes convaincus qu’un film est un organisme vivant, aussi fragile que puissant ». C’est avec ces mots que le directeur du festival Jean-Pierre Rehm et son équipe ont accueilli la 31e édition du FIDMarseille, premier festival Européen à se tenir « en vrai », c’est-à-dire dans les salles, depuis la fin du confinement. Dans un climat mitigé, entre joie des retrouvailles et angoisse diffuse quant à l’avenir, ce rendez-vous a retrouvé son public, malgré les quelques contraintes imposées par la situation sanitaire : la durée du festival était restreinte à cinq jours au lieu de sept, les invités étaient moins nombreux, la billetterie s’est tenue en ligne afin de limiter les contacts, les jauges des salles étaient réduites pour assurer la distanciation et, bien sûr, le port du masque était obligatoire dans tous les lieux clos du festival. Ces ajustements n’ont pourtant pas compromis sa réussite à faire revivre l’expérience collective du cinéma, une expérience qu’on avait peut-être pu croire, un moment, pouvoir remplacer par la lueur de nos écrans confinés.
Fidèle à sa mission de défendre et de transmettre un cinéma exigeant, libéré des catégorisations entre documentaire, fiction ou cinéma expérimental, la riche programmation du FID a présenté plus de 100 films, venant de 28 pays différents. Une nouvelle section compétitive nommée « Flash » y a fait son apparition, dont le nom renvoie, selon le comité de sélection, au caractère bref et resplendissant des films qui la composent.
Parmi les belles rencontres proposées par cette nouvelle section, on pouvait découvrir le court film-essai de Dana Berman Duff, A Potentiality, dont le titre est tiré d’une phrase de Hannah Arendt : « A potentiality long after its actuality has become a thing of the past » (« Une potentialité, longtemps après que son actualité est devenue quelque chose du passé »). Cette potentialité, le film essaye de la réactiver en prenant la forme d’un diptyque : dans la première partie, nous regardons en gros plan des fragments de mots et de phrases, extraits de cinq couvertures du New York Times parues en 1933 et 1934. Par les cadrages mettant au même niveau les taches d’encre typographiques et les lettres, une attention particulière est portée à la matérialité des mots, qui déstructure le rapport d’évidence entre signifiant et signifié. Ces fragments de langage éclaté qui décrivent les premiers pas d’Hitler au pouvoir et annoncent l’Holocauste, nous questionnent sur la surdité des lecteurs de l’époque et résonnent étrangement avec notre passivité face à des reportages actuels, notamment sur les réfugiés. Dans la deuxième partie, l’écran est envahi d’un gris éblouissant, où les seuls repères sont les rayures de la pellicule. De cet étrange au-delà émanent les voix de l’opéra Der Kaiser von Atlantis, écrit et composé par Viktor Ulmann et Peter Kien, peu avant qu’ils soient assassinés à Auschwitz. Le sous-titre de l’opéra, « ou la négation de la mort », prend toute son ampleur dans la puissance et la clarté déchirante des voix qui envahissent l’espace, triomphe spirituel sur l’annihilation des corps.
A potentiality
Projections intimes
Autre découverte de cette section, le court-métrage hypnotique Point and line to plane, de la cinéaste canadienne Sofia Bohdanowicz. Lauréate d’un prix du FIDLab — qui s’est tenu en ligne début juillet — pour son dernier projet A Portrait, et largement remarquée à Locarno, à la Berlinale et ailleurs avec ses films précédents, son travail était montré pour la première fois en France. Comme elle le dit elle-même, Point and line to plane cherche à dresser un pont entre son intériorité et le monde extérieur : ayant comme point de départ la mort de son cher ami Giacomo et leur amour commun pour Wassily Kandinsky, elle commence à y déceler dans les peintures de ce dernier, et dans celles de la pionnière de l’abstraction Hilma af Klint, des signes de la présence de Giacomo. Se servant de la fiction comme espace transitionnel, la réalisatrice y est incarnée par sa collaboratrice de longue date, Deragh Campbell. La présence éthérée de l’actrice et la narration mélancolique sous forme de journal intime nous conduisent, par associations d’idées, de Prague au musée Guggenheim de New York jusqu’à Saint-Pétersbourg, au fil des images tournées par la Bolex ou le portable de la réalisatrice. En résulte une déambulation magnétique dans les méandres d’une « pensée magique », celle de Sofia Bohdanowicz, qui se donne le pouvoir de communiquer avec les morts et de transformer, à travers l’art, la perte en lumière.
Dans un tout autre style mais avec le même penchant « thérapeutique », le documentaire Visión nocturna de Carolina Moscoso, Grand Prix de la compétition internationale, tente de trouver un moyen de figurer l’expérience traumatique du viol que la réalisatrice a subi huit ans avant l’achèvement du film. Utilisant, d’un côté, la caméra à la main comme bouclier et interface entre la vie qui continue et sa douleur intime, et de l’autre le récit laconique et distancié des événements à travers des intertitres et des rapports judiciaires, le film devient le terrain mental d’un rassemblement, qui permettra à l’autrice de surmonter l’effroi et de se confronter à son passé. Il s’agit d’un film-expérience, comme le reflète la nature fragmentaire et brute des images, traces du combat ardu de la réalisatrice pour sa survie psychique.
L’image en tant que projection mentale était aussi au centre de l’essai visuel Gyres 1 – 3 d’Ellie Ga, présenté en compétition internationale. Ici, on pourrait imaginer se réaliser le désir pour un film de devenir un vase, exprimé par Jean-Daniel Pollet dans son film Trois jours en Grèce : un contenant qui pourrait accueillir un nombre infini d’éléments hétérogènes, liés ensemble par la seule volonté du réalisateur. Dans le film d’Ellie Ga, deux mains disposent sur une surface lumineuse des images et des photos, réalisant le montage du film en direct, alors que sa voix nous transporte de l’île de Symi, avec son icône miraculeuse, aux bouteilles que les croyants jettent à la mer, ou des côtes de l’île de Lesbos au récit de la mort de sa mère. Tel un « gyre océanique », courant marin cyclique auquel fait référence le titre du film, les pensées éparses, les souvenirs et les réflexions de la réalisatrice composent un paysage à la fois intime et pluriel de la condition humaine.
Gyres
Trouvailles fortuites
Hors compétition, dans la remarquable section Autres joyaux, se trouvait le documentaire argentin Responsabilidad Empresarial de Jonathan Perel. Basé sur un rapport du Ministère de la Justice et des Droits de l’Homme qui n’a jamais été édité, le film expose de manière glaçante la collaboration active d’entreprises nationales et internationales en Argentine — comme Mercedes ou Ford — avec la junte au pouvoir entre 1976 et 1983, coopération qui a conduit à l’enlèvement et l’assassinat de plusieurs dizaines d’ouvriers syndicalistes de l’opposition. La simplicité et la rigueur formelle du dispositif, qui démasque, une par une, les façades des usines, s’accroît de la précision avec laquelle le réalisateur s’attache à citer, un par un, les noms des disparus. Devenant lui-même le lieu d’une enquête, qui s’acharne à rendre justice aux victimes en palliant les défaillances historiques et légales, le film nous donne aussi à penser l’interdépendance toujours menaçante entre le capitalisme néolibéral et les pratiques fascistes et répressives.
Du côté de la fiction, le film épico-romantique Toda la luz que podemos ver, du mexicain Pablo Escoto Luna, apparaît comme un cas à part. Prenant pour protagoniste le grandiose paysage mexicain où, selon une légende aztèque, le désir de deux amants perdus jaillit à travers la lave des volcans Popocatépetl et Iztaccíhuatl, le film conte deux récits archétypaux : celui de Maria qui s’échappe dans la forêt avec son amant pour éviter de se marier à un bandit, et celui de Rosario, veuve inconsolable d’un général défunt, enterré dans le corps noir du volcan. La beauté de la composition des plans, les cadrages symboliques qui font penser à Paradjanov, ainsi que la poésie des dialogues confèrent une dimension intemporelle et universelle à l’errance existentielle des personnages. Autofinancé et tourné par la coopérative que le cinéaste a créée à Mexico, le film est un exemple de cinéma indépendant et ambitieux.
Ressentir l’indicible
La nécessité absolue dont font preuve les films de cette sélection éclectique d’inventer une forme singulière afin de pouvoir véhiculer, de manière sensible, quelque chose de soi-même et des autres en rapport avec le monde, trouve sa pleine incarnation dans le cinéma d’Angela Schanelec à qui le FID rendait honneur lors de cette 31ème édition. Cinéaste majeure de la nouvelle vague allemande, elle a reçu en février l’Ours d’Argent à la Berlinale avec son film Ich war zuhause, aber. L’hommage que lui rendait le FID était l’occasion de (re)découvrir ses œuvres plus connues Das Glück meiner Schwester, Plätze in Stästen, Nachmittag, Marseille, mais aussi ses plus rares premiers courts et moyens métrages, tous distribués par Shellac.
Depuis son deuxième court métrage, Weit entfernt, tourné en noir et blanc, où une femme déclare qu’elle voudrait « n’être qu’avec les gens qu’elle aime et ne voir tous les autres qu’une seule fois », se dessine déjà un des fils conducteurs de son œuvre, à savoir la difficulté de comprendre l’autre, au-delà d’une première impression intuitive, et de se faire comprendre en retour, au moyen du langage. La mélancolie de cette impossibilité traverse tous les personnages de ses films, qui face à des questions de maternité, d’amitié, d’amour ou de recherche identitaire savent bien que l’autre restera toujours insaisissable, et que cette altérité fondamentale se rencontre aussi bien à l’intérieur de soi-même. Dans Ich bin den sommer über in Berlin geblieben, Nadine, une jeune écrivaine interprétée à nouveau par la cinéaste, déclare qu’elle voudrait que ses lecteurs puissent la comprendre comme on est touché par la musique, comme une émotion indescriptible mais intimement palpable. Le cinéma de Schanelec, dénudé de toute interprétation psychologique, s’adresse justement à cette part-là du spectateur. Et elle y parvient avec simplicité et précision, en donnant de l’importance et de la durée à des séquences peu narratives, qui permettent un déplacement du regard vers l’indicible. C’est ce qui échappe à l’explication que Schanelec met à l’épreuve du cinéma, à l’image de Bresson, à qui elle doit son désir de quitter le théâtre pour devenir cinéaste. La densité et le pouvoir évocateur des plans, la dimension elliptique du récit, l’intensité avec laquelle les corps se disposent devant la caméra, la négation de tout faux-semblant de réalité dans le jeu et les dialogues, sont quelques-uns des traits d’une œuvre viscérale, qui explore les multiples possibilités de représentation de la vie humaine, tout en gardant intacte et impénétrable sa part d’énigme.