On l’oublie parfois, mais jamais très longtemps : Jacques Tati est un immense cinéaste. L’un des plus grands, c’est immédiatement l’idée qui s’impose en revoyant ses films. Venu du café théâtre, celui-ci s’empare après guerre du langage cinématographique avec une verve et une maitrise tout simplement étonnantes et admirables. Avec quelques autres, par exemple Jean-Luc Godard ou Robert Bresson, il ne prend pas au sérieux le cinéma parlant et met en place ce que l’on peut considérer comme un cinéma muet sonore. Tati est un artiste d’une rigueur et d’une exigence rares qui se fit surnommer « Tatillon » sur l’épuisant tournage de Playtime, chef d’œuvre maudit marquant à la fois un sommet et une rupture dans une carrière auparavant marquée, de Jour de fête à Mon oncle, par une trajectoire triomphale.
Absolute Tati : Playtime
On sait que le cinéaste a toujours refusé la voie de la facilité, notamment les suites financièrement alléchantes des aventures de « Françoué » le facteur. Prendre toujours le risque du renouvellement, ne pas se répéter, ne pas prendre le spectateur dans le « sens du poil », tel pourrait être le credo de Jacques Tati. Si son quatrième long-métrage marque un aboutissement cinématographique, notamment esthétique et narratif, il n’en constitue pas moins une cassure dans sa carrière. Film ambitieux et sans concession ni compromis, après, selon lui-même, la facture plus classique de Mon oncle, il se soldera par un gouffre financier, un échec commercial et critique retentissant dont le cinéaste ne se relèvera pas. Les empilements de cageots de son précédent film et la villa Arpel laissent place à un Paris ultramoderne d’acier et de verre tout en verticalité. L’histoire de Playtime est aussi celle de ce décor qui sort de terre à Vincennes, un chantier pharaonique sur 15 000 m² aux portes de Paris, où il fait dresser quatre immeubles auxquels s’ajoutent plusieurs façades modulables sur rails, voierie et parkings sont aussi tracés : on l’appelle « Tativille ». Les retards s’accumulent et le tournage est une première fois ajourné. Ce dernier débute en mars 1965, il se prolongera jusqu’à l’automne 1966. À l’arrivée, le budget sera multiplié par trois. Totalement engagé, physiquement et financièrement (« je préfère mon film à ma maison » dit-il alors qu’il a hypothéqué celle-ci), Tati laisse poindre amertume et fatigue au terme d’un projet qui, de l’écriture au montage, s’échelonne sur presque cinq années. Le décor sera détruit à la fin du tournage alors que le cinéaste souhaitait en faire une école et un lieu dédiés aux expérimentations de la jeune relève cinématographique.
Hulot avalé par un net brouillage
Playtime se signale par une tonalité très particulière, un film en gris, bleu, vert, demande formulée par Tati de manière très précise au chef opérateur Jean Badal. Ce ton est donné dès le générique qui ouvre sur un ciel bleu-gris, refusant donc le rouge qui tenait une grande place dans Mon oncle, et plus globalement tournant le dos aux couleurs chaudes afin de mieux répondre à l’effet aseptisant de la ville moderne. L’esthétique générale du film est dans la continuité des précédents, tout en l’approfondissant au service de son propos. L’usage du plan d’ensemble est comme toujours largement privilégié et l’utilisation d’une pellicule 70 mm permet au cinéaste de pousser encore plus loin sa logique de non hiérarchisation de l’image. Une grande netteté et un aspect lisse qui prennent ici, dans le cadre de la ville moderne, un sens évidemment particulier. C’est à nouveau au spectateur de déambuler dans l’image, une esthétique qui répond donc plus encore à la « démocratie comique » instaurée par Tati dans ses oeuvres. Dans cet univers aseptisé et net, le film est pourtant placé sous le signe du brouillage, notamment quant à l’usage des lieux. Ce qui est visible n’est pas pour autant identifiable. Ainsi dans la scène d’ouverture, on hésitera longtemps entre l’hôpital et l’aéroport : une femme parle à son mari comme à un malade, une dame passe avec un bouquet, une nurse porte un nouveau-né. L’ambiguïté est levée lorsque débarque une troupe de touristes américaines endimanchées, dont Barbara (Barbara Dennek). Cette même hésitation nous saisit plus tard lorsque les mines défaites des clients et les mets d’un bar sont imprégnés par la lumière verte du logo de la pharmacie voisine. Brouillage aussi de la narration puisque Playtime ne « raconte » pas une histoire, tout juste suit-on des êtres plongés pendant une trentaine d’heures dans cet environnement. Brouillage enfin du personnage de Monsieur Hulot qui, bien que restant principal, apparaît et disparaît, laissant place à l’écran à une multitude de sosies dotés de plusieurs de ses attributs bien connus. On note ici toujours ce refus de Tati de faire ce que l’on attend de lui, de ne pas contenter. Ainsi Hulot tarde-t-il à entrer en scène, descendant d’un bus, arrivant d’on ne sait où et se rendant à un rendez-vous avec un certain Giffard, cadre dans une grande société commerciale. On ne saura jamais l’objet de cette rencontre.
Le statut de Hulot change, il est ici moins déclencheur de catastrophes que victime d’un environnement auquel il est parfaitement inadapté. Il est une sorte de captif, entièrement cerné de baies vitrées lorsqu’il entre dans les locaux de cette société, et c’est dans une nouvelle cage de verre qu’on lui demande d’attendre Giffard. Tati s’intéresse à l’incongruité sonore dans le monde moderne aseptisé (propre, net, insonorisé) dans la mesure où le moindre bruit devient gênant, plus encore lorsqu’il semble être, comme ici, organique. Le héros fait ainsi connaissance avec de fameux fauteuils sonores (pour ne pas dire péteurs), amplifiant le gag de son entretien d’embauche chez Plastac dans Mon oncle. Y est ajoutée ici la persistance du corps sur l’assise, le mobilier ne reprenant sa forme initiale qu’au terme d’un tardif, poussif et ridicule « chtomp ! ». À la fin de son film précédent, Hulot, dont se débarrassait Arpel, son beau-frère, était happé par la foule à l’entrée d’un aéroport. Il en est de même ici. Intrigué par un plan dans un renfoncement, des portes se referment sur lui, il est capturé par ce qui se trouve être un ascenseur. S’ensuit la désorientation dans ces locaux, un parcours labyrinthique. Au sens premier du terme, puisque à l’image d’une souri de laboratoire il se perd dans un invraisemblable dédale de bureaux disposés géométriquement parmi lesquels il circule frénétiquement toujours à la recherche de ce Giffard, qu’il entrevoit pour toujours mieux le perdre de vue. Le dedans et le dehors sont impossibles à apprécier, par le jeu des reflets celui qui est à l’intérieur semble être à l’extérieur. Parvenu à en réchapper, en étant victime d’un de ces reflets, il est à nouveau aspiré malgré lui dans un autre lieu : un salon high-tech des arts ménagers où il croisera pour la première fois la trajectoire de Barbara, la jolie touriste américaine. Cette tendance de Hulot à être avalé traverse tout le film. Il en est de même lorsqu’il est invité par un ami « du régiment » le temps d’un « petit scotch » dans un appartement aquarium dont on reparlera. Et c’est un portier de sa connaissance qui lui permet de prendre pied au sein du fameux Royal Garden pour une folle soirée. Hulot n’a de cesse d’être porté malgré lui vers les lieux, comme une sorte de victime expiatoire sur l’autel de la modernité.
Tatitown & Hulotland
Avec Playtime, Tati poursuit son observation quasi anthropologique des évolutions des sociétés développées durant les trente glorieuses. Alors que Mon oncle offrait un contrepoint populaire et authentique à la vanité des Arpel et de leur villa, rien de cela ici, pas d’échappatoire. Captif de l’architecture et, plus globalement, de la ville moderne disait-on plus haut de Hulot. Tout le monde l’est en fait. Barbara est dominée par un désir de dépaysement et de pittoresque auquel elle n’accède qu’au détour de reflets sur les portes où se réfléchissent les monuments parisiens. À son départ, Hulot lui offre un foulard où ces mêmes joyaux de la capitale sont imprimés. Ce rapport au pittoresque est toujours indirect, médiatisé. Une scène est particulièrement signifiante à cet égard. La même Barbara tombe en émoi face à une vendeuse de fleurs ambulante, vieille bonne femme qui semble avoir été déplacée des faubourgs de Belleville. Bref, une figure et un métier pittoresques que le regard touristique recherche avec avidité. La jeune femme décide de la photographier, or elle cherche désespérément l’angle d’où seraient évacués les signes architecturaux et humains de l’envahissante modernité : belle et limpide leçon sur le rapport entre image et regard. En lieu et place de ce dépaysement du regard, raison d’être du voyage, tout est ici comme partout. C’est notamment ce que soulignent explicitement les affiches publicitaires que Barbara, dubitative, observe. Toutes sont dominées par un building semblable, vantant les mérites de Londres, Stockholm, New York ou bien Buenos Aires. Cette uniformisation est aussi sonore, Tati s’en donne à cœur joie en créant une « soupe » bruitiste, une rumeur urbaine d’où les éclats de voix gouailleurs sont largement évacués. Puis comme toujours chez Tati, parmi les bruits, il y a ces sécrétions humaines que sont leurs paroles. Une « soupe », là aussi, très largement multilingue dans Playtime, même si ce n’est pas une nouveauté dans son œuvre (Jour de fête et Les Vacances). Le passage d’une langue à une autre et l’emprise visuelle du vocable anglo-américain sont ici constants : on est en présence d’une « ville-monde », sous pavillon américain. Plus qu’une peur, il s’agit sans doute plutôt pour Tati d’un amusement teinté d’ironie. Au sein de cet espace mondialisé, on croisera d’ailleurs un faux Hulot noir. Mais il s’agit aussi d’une ville où l’on interdit l’entrée du prestigieux Royal Garden à un personnage de cette même couleur : mondialisation des lieux ne signifie pas pour autant cosmopolitisme. Et c’est largement l’entre soi qui prévaut.
On a déjà souligné combien, par le biais de l’architecture, le dedans et le dehors sont des valeurs relatives dans Playtime. Le film propose une réflexion passionnante sur les territoires et l’intimité. Le personnage principal est ici plus que jamais, selon la très judicieuse appellation de Michel Chion, ce « Hulotus errans ». Que fait-il ? Où habite-t-il ? On n’en saura rien. Dans les quatre épisodes de la série Hulot, on ne pénètre jamais dans l’intimité du personnage, dans son environnement domestique, cela même dans Mon oncle où il dispose pourtant de cet appartement qui s’avère être tout autant un perchoir. Et lorsqu’il le quitte, il n’emporte qu’une simple valise. Mais c’est un personnage sans intimité qui est paradoxalement sans cesse confronté à celle des autres. Dans Playtime, cet accès se fait sur le mode de l’intrusion, comme lorsqu’il débarque, à la recherche de Giffard, comme un cheveux sur la soupe dans une réunion, recueillant les regards désapprobateurs des participants. Mais Hulot est surtout un personnage invité, malgré lui, à pénétrer dans les lieux. Deux segments sont particulièrement intéressants à cet égard. D’abord lorsqu’il est entraîné dans le logis d’une sorte de Arpel vivant en appartement, ce copain du service militaire. Il s’agit d’un logement situé en rez-de-chaussée. La caméra n’y pénètre point, toute la scène est traitée du point de vue de la rue, les paroles ne débordent pas de cet espace clos : c’est une scène de cinéma muet sonore (la bande son est ici constituée par la rumeur urbaine de la journée finissante). Rien ne vient entraver le regard sur l’intimité de cette famille, il s’agit autant d’un écran que d’un appartement, les passants cheminent pourtant avec la plus grande indifférence. La télévision devient le centre de la séquence lorsqu’en élargissant le plan il fait fonctionner celle-ci avec, à droite, un deuxième logement-écran, celui du voisin qui n’est autre que le fameux Giffard. Dans le mur mitoyen est encastrée la télévision que chaque foyer regarde. Et tout à coup, les deux espaces clos semblent entrer en relation, la femme de Giffard se redresse alors que le voisin commence à se déshabiller. Avant cela, la jeune fille de l’appartement de gauche est sommée par ses parents d’aller dans sa chambre alors que le voisin enlève sa veste. Difficile pour nous, du haut de notre XXIe siècle naissant, de ne pas songer au dispositif de télé-réalité avec cette mise en scène du quotidien banal et médiocre. La deuxième scène est celle du Royal Garden, club guindé qui célèbre en grande pompe son ouverture cette nuit-là. Impossible d’établir un début de liste des péripéties de cette soirée qui tourne à la catastrophe. On y retrouvera Barbara et toute une galerie de personnages, notamment un Américain aussi riche qu’extravagant qui s’entiche de Hulot. Là encore le héros est convié par une connaissance qui fait office de portier. Symboliquement le personnage ainsi capté brise en mille morceaux la porte d’entrée, et le lieu ainsi ouvert aux quatre vents (même si le portier continue de tenir la poignée et de singer l’ouverture d’une porte imaginaire) devient alors de moins en moins « select ». On peut voir cette soirée comme une sorte de putsch, de prise de pouvoir. Lorsque Hulot fait s’effondrer le coffrage des murs et du plafond, celui-ci pendouille lamentablement, les murs de briques sont apparents. Toute la vanité du lieu s’efface. Dans ce recoin déglingué s’organise une sorte de club dans le club, un camp retranché où l’on entre par un petit portillon improvisé. Hulot est ici une sorte de régisseur (nommé par l’Américain, il remplace l’architecte totalement dépassé par les événements). On y braille, on y chante, notre héros, involontairement, s’est constitué un havre, un territoire. Au petit matin, tout semble transformé : des éclats de voix dans la rue, un embouteillage qui prend l’allure d’un manège. La ville est réhumanisée : Hulot est, parmi les autres, chez lui.
Mal compris voire méprisé dans les années 1970, le cinéaste fut brocardé pour ce que l’on a considéré alors comme une vision réactionnaire de la modernité. Ce discours, notamment sur l’uniformisation, prend aujourd’hui un sens qui lui rend justice, notamment à une grande lucidité, à un regard plein d’acuité et un génie pour le retranscrire cinématographiquement. De là à faire de Tati un prophète…
Derniers tours de piste : Trafic et Parade
Après Playtime, chef d’œuvre maudit, n’étant plus en mesure de produire seul un nouveau long-métrage, Tati est à la peine et il ne veut plus entendre parler du personnage de Hulot. Après la jouissance d’un contrôle total sur son œuvre, le cinéaste est ici contraint de se soumettre aux compromis d’une co-production franco-néerlandaise qui lui permet toutefois de tourner à nouveau assez rapidement. Trafic sort en 1971, quatre ans après l’échec du précédent (contre un laps de temps de neuf ans auparavant). Il est l’interprète principal de cette aventure routière de Hulot, une contrainte de la production à laquelle il se soumet, et cosigne le scénario bien qu’il soit le seul crédité. Mais la mise en scène est réservée à l’un de ses amis, Bert Haanstra qui avait notamment trouvé des interprètes néerlandais pour Playtime. L’absurdité de la situation ne tarde pas à éclater et des tensions se font sentir lorsque les suggestions du comédien ne sont pas retenues. Réaliste, le cinéaste batave cède la place derrière la caméra à son ami : Tati reprend la main.
Hulot sort de route
Hulot a un travail, il est graphiste. On le découvre à sa table de dessin traçant soigneusement un trait rectiligne qui finit par toujours être cassé par une porte qui claque. L’histoire de Trafic est celle-là : une ligne qui devait être droite se met à décrire une multitude d’arabesques. Le héros est le concepteur pour la firme Altra d’un prototype de mini camping-car bourré de gadgets. Une forme d’habitat où résonne bien entendu le « Hulotus Errans » dont il a déjà été question. Le véhicule doit être acheminé de Paris à Amsterdam pour le salon de l’automobile. Monsieur Hulot s’en charge avec un assistant (Marcel Fraval) et Maria (Maria Kimberley), une public-relations néerlandaise particulièrement pimbêche. Cette dernière est une sorte de caméléon doté d’une garde-robe impressionnante adaptable à toutes les situations. Pour mieux se fondre dans le décor d’un resto routier, elle délaisse sa très chic tenue pour celle d’une mécano. Avant de découvrir l’atelier artisanal d’Altra, bordélique et peuplé de bons bougres en bleu avec cigarettes pendouillantes au bec, le générique d’ouverture prend place dans une usine où règne le fordisme triomphant. Un univers aseptisé traité avec une alternance de plans fixes et de lents travellings qui épousent le mouvement de la chaîne de production. Encore une fois et comme toujours, Hulot se situe dans le camp « adverse » et Tati fait bien sentir ici son attachement à une forme artisanale du cinéma. S’insère entre les deux univers professionnels la découverte du vaste espace, encore vide, qui s’apprête à accueillir le salon. Celui-ci, on peut le penser, fait écho à Playtime et à l’immense labyrinthe géométrique de bureaux au sein duquel le personnage était lancé dans sa recherche effrénée de Giffard. Clin d’œil à la destruction du décor de son film précédent ? Toujours est il que la scène est perçue par l’intermédiaire d’un plan d’ensemble en plongée oblique, qui rappelle le point de vue de Hulot découvrant la complexe géographie des lieux et tentant de localiser son interlocuteur. On voit ici déambuler de ridicules petites silhouettes qui enjambent des fils imaginaires et contournent les futurs stands, à moins qu’il ne n’agisse d’anciens bureaux…
Après avoir filmé précédemment deux univers hyper-contrôlés et entièrement façonnés, ici Tati contrôle moins son environnement, on pourrait dire qu’il tourne majoritairement en un « milieu ouvert » qui n’est pas totalement maîtrisé. Ce qui le conduit à tourner des plans qui semblent sur le vif, du moins avec un ton documentaire inédit jusqu’ici. Hulot sans cesse dérangé n’arrive pas à tracer son trait. Ce dernier, surtout au début du film, montre irritation, stress et énervement dans les préparatifs du départ. Au bord de la route, alors que le camion a crevé, il menace de se faire tailler un short à chaque coup de manivelle. On pourrait voir ici un autoportrait grinçant, non sans mauvaise humeur, et plein de dérision du cinéaste où résonne son positionnement dans le champ cinématographique : un artiste au bord de la route pendant que les bolides passent en vrombissant. En cette fin des années 1960, la route et l’automobile prennent amplement leurs aises dans un contexte où Georges Pompidou, Président de la République, lui-même déclare qu’il faut que « Paris s’adapte à l’automobile ». Tati a bien sûr observé ses contemporains et remarqué combien ceux-ci deviennent autres au volant de leurs véhicules. La voiture est alors par excellence le rêve petit bourgeois de la France des trente glorieuses. Cet univers de la route est assimilé donc à une jungle entrée dans une folle expansion. Le salut, comme dans le domaine de la création, passe par les chemins de traverse que le cinéaste et son personnage ne manquent pas d’emprunter. La ligne Paris-Amsterdam est ainsi faite de tours et de détours où il s’agit de s’extraire du vacarme incessant des grands axes.
Lors de la panne d’essence, Tati joue sur l’inverse de la perspective de l’image et du son. Sans se baser sur la ligne de fuite, la route est présentée de manière perpendiculaire, par le côté, et tout ce qui sort du champ de l’image est muet. Le son n’est pas fondu selon le mode apparition puis disparition (dit en delta) de sa source. Au contraire, il n’existe que lorsque celle-ci est dans le plan, comme une explosion de bruit. L’effet est ici renforcé par le traitement visuel. La ligne de fuite est donc ailleurs, ne réside pas dans le pictural mais dans l’acte du héros. Elle consiste à traverser un champ, à se rendre dans un village pour y trouver du carburant. Et là retentissent les piaillements des oiseaux : le coup de la panne est aussi l’occasion d’une échappé belle bucolique. Tout le long de Trafic, la panne, l’accident, l’empêchement de tracer la ligne prédéfinie sont aussi les moyens de se soustraire du chaos du monde moderne. Car il s’agit bien d’une jungle peuplée de créatures. En témoigne la scène du carambolage où la route se peuple d’une faune interprétant un fascinant ballet où les automobiles animalisées se cabrent, virevoltent et se menacent mâchoires grandes ouvertes. Après le froissement des tôles, une Fiat 500 blessée couine de douleur alors qu’elle est tractée par une dépanneuse. En contre-champ des aventures routières du héros, l’écrin du stand Altra attend son joyau, qui n’arrivera qu’après la fermeture du salon (mais non sans succès). Alors que le véhicule est à nouveau chez un garagiste en pleine nature au bord d’un canal, ce stand reconstitue un décor forestier. Mais les deux univers sont unifiés par le même son, l’un réel, l’autre factice : celui du chant des oiseaux. Plus désabusé qu’excédé, le responsable du stand le fait couper alors que Tati s’est amusé ici à passer d’un plan A à un plan B sans rupture sonore.
Même s’il en cause quelques-unes, Hulot, dans la continuité de Playtime, n’est pas ici l’organisateur et la cause des catastrophes, on pourrait dire que c’est le monde moderne lui-même qui a organisé son propre chaos. Il n’est pas néanmoins sans agir sur ceux qui le côtoient. Ainsi Maria, implacable working-girl guindée se transforme au fur et à mesure. Elle délaisse son invraisemblable garde-robe pour une élégance décontractée, elle se décoince, se déride face aux situations rocambolesques qui sont pourtant autant d’échecs professionnels. Elle adhère au monde de Tati, où la netteté (cadre, lumière, son) n’empêche pas qu’il soit hallucinatoire et plein de béances. Notamment lorsqu’elle pense voir des tâches sur la carrosserie du camping-car alors que celles-ci se trouvent sur ses lunettes. À la fin de Trafic, Hulot, enfin arrivé à bon port, est victime d’un malentendu, au sens premier. Le patron d’Altra met le grappin sur Hulot, de dos à l’image, et le congédie sans ménagement croyant que celui-ci sifflote nonchalamment. Interdit, le héros s’écarte, le plan s’élargit, la source sonore était en fait un ouvrier sur une échelle en train de s’affairer sur la façade du palais des expositions. Qu’à cela ne tienne, Maria le rejoint, ils s’en vont bras dessus bras dessous. Une conversion au hulotisme ?
Boucle bouclée
En 1978, à la demande de son ami Gilbert Trigano, Tati coréalisera un court-métrage avec sa fille Sophie. Forza Bastia, l’île en fête est un documentaire, contrarié par une météo désastreuse, autour de la finale aller de la coupe UEFA entre Bastia et Eindhoven. Las, il ne terminera jamais le film, c’est sa fille qui se chargera de monter les rushes retrouvés à la cinémathèque régionale de Corse. Avant cela, Tati et son ami peintre Jacques Lagrange s’étaient lancés dans l’écriture de Confusion. Dans celui-ci, par manque de place, il a fallu construire sous terre, et en l’absence de fenêtres, toute la communication se fait par le biais d’un système vidéo et d’écrans. Un jour la belle mécanique se dérègle et le chaos s’installe. Mais ce projet n’aboutit pas malgré l’intérêt de producteurs américains en 1976, mais à des conditions inacceptables pour le cinéaste. En 1982, malgré des relations difficiles entre les deux complices, le scénario est déposé à la Société des Auteurs et Compositeurs Dramatique. Un mois avant que ne décède Jacques Tati.
Parade (1973) est donc bien la dernière œuvre du cinéaste. Un film étrange à bien des égards, les clins d’œil grinçants de Trafic à sa situation de créateur laissent place ici à une certaine mélancolie désabusée. Dans la foulée des aventures routières, le réalisateur tourne donc de nouveau, là encore grâce au soutien d’un pays étranger, ici la télévision publique suédoise. L’originalité et la contrainte sont ici d’ordre technique puisque Parade est essentiellement tourné en vidéo (seuls certains raccords sont en 16 et 35 mm) et le tout fut transféré sur support film afin qu’il puisse faire l’objet d’une exploitation en salle. Montage, cadrages parfois rapprochés, mouvements de caméra, comme devant la toile d’un artiste, on dirait, catégorique, en découvrant ce dernier film : « ce n’est pas un Tati ! » Mais là n’est pas la question puisqu’il s’agit moins de cinéma, c’est d’ailleurs de la télévision, que de revenir à la source de son art : le spectacle vivant.
Le film se présente comme une représentation de cirque où l’enchaînement des numéros est assuré par un maître de cérémonie, un Monsieur Loyal, qui n’entre en scène qu’après 5 minutes. Celui-ci est Jacques Tati, en tenue de ville. De Hulot, point. S’il apparaît d’abord avec un couvre-chef haut-de-forme, un de ces chapeaux dont il aimait, enfant, se coiffer, seul dans sa chambre, jamais le visage, vieillissant et un peu avachi, du cinéaste ne fut si visible. On semble le découvrir, presque stupéfait. Les lèvres sont fines, la bouche est légèrement pincée. Puis cette voix : on comprend que l’on n’avait jamais entendu le timbre de ce titi parisien. Retour aux sources donc puisque Tati intercale entre les différents numéros ses « impressions sportives » qui firent sa renommée dans les cabarets de la capitale dans les années 1930 et même pendant une partie de l’occupation. La valeur de Parade est donc notamment de témoigner de ces performances à propos desquels on ne disposait que de quelques photographies. On est ébahi par ce corps en mouvement, plus que sexagénaire, souple et gracieux. La maîtrise de l’espace, des rythmes, temps faibles et temps morts, accélération et ralentissement, sont absolument saisissants, aussi bien en gardien de football, qu’en pêcheur à la ligne, boxeur ou cavalier.
Pas un Tati disait-on ? Esthétiquement, la rupture est très nette, d’autant plus que le transfert des supports multiples ne fut pas favorable à la qualité de l’image. Il en est de même pour le son, s’il tient toujours une place non négligeable, celui-ci n’est plus au centre du dispositif filmique. Néanmoins, il faut mentionner le déroulement d’un impossible concert. L’orchestre cherche une harmonie introuvable, toujours gêné par des bruits parasites. La mélodie se défait sans cesse, toujours gagnée par un chaos. Mais c’est bien dans le dispositif qu’il faut rechercher la touche et les obsessions du créateur. Avec ce simulacre de représentation de cirque, le cinéaste ajoute une pierre supplémentaire, définitive, au principe de la démocratie comique. Le film débute en dehors du cirque, une légion de spectateurs pénètre dans le lieu, beaucoup de jeunes adultes aux allures de hippies, mais aussi des familles. Le spectacle déborde donc du seul cadre de la piste. Rien n’est figé, entre le Monsieur Loyal et les autres artistes, le dedans et le dehors, la piste et le public dans les travées. Les ouvriers dans un recoin se mettent à jongler avec les pinceaux. Lors de l’entracte, Tati exécute son numéro d’agent de la circulation. On observe une circulation et une confusion entre les entités, et toutes sont contaminées par le spectacle. Sur chaque protagoniste pèse le soupçon d’être un clown, un jongleur, un acrobate. Comme dirait Mme Arpel à propos de sa villa : « tout communique ! » Si l’image est ici hiérarchisée comme jamais dans le cinéma de Tati, l’absence de hiérarchie se situe ailleurs : « bien sûr, Hulot, c’est un peu moi, mais c’est aussi un peu vous. » Si Hulot n’est pas dans Parade, il est simplement disséminé en chacun des corps présents. Cette interactivité totale, sur laquelle règne néanmoins un affable Monsieur Loyal, fait écho aux projets du cinéaste à propos de Playtime. Il avait imaginé, sans pouvoir le réaliser, une projection où le son serait modulé en direct et où des interventions dans la salle viendraient s’ajouter à ce qui se trouverait sur l’écran. Avant cela, en 1961, le réalisateur avait monté Jour de fête à l’Olympia. En ouverture du spectacle, un petit film fait découvrir au public Hulot faisant la queue devant la salle et un contrebassiste retardataire. Lorsque ce dernier s’installait dans la fosse, le spectacle pouvait alors commencer.
Dans Parade, Tati nous dit que le spectacle peut continuer, même sans lui. Ce film peut être considéré comme une sorte de passage de témoin. Non sans insistance, l’enfance est ici mise à l’honneur, ce qui n’était plus le cas depuis Mon oncle. Une jeune fille, pantalon vert et haut rouge, revient à l’image de manière récurrente. Lorsque Tati entre en scène, celle-ci est admirative, elle semble parfois plus indifférente. Aussi un garçon triomphe d’une mule qui avait jusqu’alors envoyé valdinguer tout son monde. Puis profitant de l’aspect économique de la vidéo, Tati laissera tourner un long moment une caméra fixée sur deux très jeunes enfants. Ceux-ci se réapproprient l’espace, les objets et les instruments du spectacle une fois celui-ci fini. Ainsi se termine Parade. Monsieur Hulot ne s’est pas contenté de se disséminer en chacun, il a aussi fait des enfants…