« On n’a pas besoin d’acrobates ! » rugissait le chef de service de Mon oncle. En réponse à cet appel à la concrétude et à la productivité, Hulot promenait sa silhouette d’échalas maladroit dans une foule essentiellement occupée à être utile, efficace, toujours en mouvement et de préférence selon la direction indiquée par le plus grand nombre. L’œuvre de Tati fut toute entière consacrée à une auscultation des espaces modernes en tant que terrains de friction entre l’utile et l’inutile, le sens et le contre-sens, le rythme et le contre-rythme. Nulle surprise donc à ce que son dernier film se présente comme une ode au cirque et au music-hall qui avaient marqué ses débuts, au règne d’un joyeux désordre qui laisse leur part aux facéties, aux défis, à une force d’émerveillement toute enfantine qui seule semble capable de ré-humaniser le monde.
Quatre ans après la débâcle financière qu’avait été Playtime, Tati avait tourné Trafic aux Pays-Bas, non sans difficultés puisque se trouvant au bout de quelques semaines à court du peu d’argent qui lui restait, il vit toute l’équipe du film quitter le tournage, le laissant dans l’impossibilité de terminer. Une équipe de télévision suédoise, venue réaliser un documentaire sur le tournage du film (parmi laquelle un certain Lasse Hallström, qui opérait comme caméraman), avait alors pris la relève au pied levé, permettant à Trafic de voir le jour.
Quelques années plus tard, cette même télévision suédoise proposa à Tati d’honorer sa dette en s’engageant avec elle dans une nouvelle production, qui après plusieurs projets ébauchés puis abandonnés deviendra Parade, et qui sera son dernier film.
Drôle d’objet filmique que Parade, tourné en vidéo, pour le cinéma mais sous les atours esthétiques d’une émission de télévision, selon un dispositif au premier abord éloigné du reste de la filmographie du réalisateur. Hulot y a cédé la place à un certain Monsieur Loyal, incarné par Tati lui-même, maître de cérémonie d’un spectacle de cirque pendant lequel vont se succéder jongleurs, acrobates, musiciens, magiciens… S’intercalant entre les numéros d’artistes, Tati lui-même renoue avec ses toutes premières performances, les numéros de mime qui l’avaient fait connaître au music-hall, une série d’ « Impressions sportives » virtuoses et cocasses. Face à lui, des membres du public hilare qu’il a invité, dès le début du spectacle, à exposer leurs propres talents comiques ou artistiques.
Tati tenait à l’idée d’un « comique démocratique », selon lequel les bourdes drolatiques de Hulot ne masquaient jamais celles des autres personnages, pris dans d’autres péripéties, ailleurs dans le champ filmique. De la même manière, jamais Monsieur Loyal et ses acolytes acrobates ne laissent oublier le dispositif qui fait la particularité de Parade : la place donnée aux membres du public, qui s’invitent sur scène, et dont les réactions mêmes fonctionnent sur des jeux de rythmes et de contretemps, mouvements de foule se déréglant à coup de désynchronisation burlesques, qui en font une foule proprement « tatiesque ». En ceci, Tati, toujours préoccupé de miser sur l’intelligence du public, de ne jamais lui mâcher le travail, en désignant le gag ou en faisant œuvre de didactisme par exemple, aboutit son projet et brise la frontière symbolique entre la scène et les gradins, le « quatrième mur » du théâtre que le cinéma rendait infranchissable.
En terrain clos, dans cette miniature spatio-temporelle que constitue le chapiteau, le cinéaste renoue par ailleurs avec des thèmes qui lui sont chers. Dans un espace où les limites entre coulisses et scène, décors en construction ou en déconstruction paraissent sans cesse mouvantes, les numéros se succèdent au rythme des désaccords et d’intrusions burlesques qui viennent déranger l’ordre des choses : des hockeyeurs interrompant un orchestre en pleine activité, des peintres en bâtiment plus occupés à jongler qu’à exécuter leur tâche de peintres, un membre du public pris d’un désir irrépressible de dompter un âne indomptable, sous l’œil horrifié de sa femme… « Seul depuis Keaton », notait Serge Daney dans un article rédigé à l’occasion de la disparition du cinéaste, « [Tati] a réussi a faire rire le plus grand nombre des choses en train de se décomposer. (…) Il avait pour cela besoin de l’intelligence du public, comme un trapéziste a besoin d’un filet. »
Si Parade n’est pas à la hauteur des chefs d’œuvre qu’étaient les premiers films du cinéaste, il n’en est pas moins parcouru d’une cocasserie mélancolique qui vaut le détour. Hulot traversait le monde en doux rêveur, réacteur plus qu’acteur dans les rouages (trop) huilés de la modernité, mû par une curiosité et une force d’étonnement qui en faisant le comparse idéal des enfants, seule catégorie de population à qui il inspirait immédiatement confiance. Régnant sur son chaos organisé comme Hulot sur le restaurant détruit de Playtime, Tati/Loyal fait maintenant son dernier tour de piste et cède la place, dans une dernière séquence qui suit le tomber de rideau, à deux enfants venus investir la scène vide pour y rejouer les gestes et numéros des acrobates. Jour de fête se terminait sur le départ d’un cirque, la fin de Parade prend des allures de passage de flambeau. La boucle est bouclée.