Kaili, ville de la province montagneuse du Guizhou, au sud de la Chine, a vu grandir le jeune cinéaste Bi Gan, né en 1989. Révélation tonitruante du dernier Festival de Locarno, le premier long métrage de celui à qui l’on prête également des talents de poète s’origine dans ce paysage intime au point d’y emprunter son titre – Kaili Blues donc. C’est dans cette ville en pleine métamorphose et plongée dans un brouillard opaque que la caméra de Bi Gan s’arrime à une poignée de personnages qui va faire s’entrecroiser plusieurs récits et différentes strates temporelles, le tout en un geste de cinéma dont la narration audacieuse n’a d’égale que l’ambition formelle stupéfiante.
Ruban de Moebius
Chen (interprété par l’oncle de Bi Gan) partage une officine médicale avec une doctoresse âgée. Celle-ci apprenant que son ancien amant est sur son lit de mort, demande à Chen de lui apporter en son nom quelques souvenirs de leur passé. Chen, qui comptait justement partir à la recherche de son neveu Weiwei, abandonné par son frère, prend alors la route. Voilà pour le strict argument scénaristique de Kaili Blues auquel il est sans doute préférable de ne pas s’accrocher outre-mesure. En effet, si résumé ainsi, le récit semble d’une heureuse clarté, il ne dit rien de la manière dont Bi Gan va s’en saisir pour faire circuler dans ses plans un souffle qui balaiera les convenances standardisées de la narration cinématographique. S’agrège au réel vicié du village la prégnance d’un onirisme hypnotique qui fait démarrer le film de Bi Gan dans un réalisme rêveur. C’est ainsi que la première partie du film est pareille à un étrange songe construit à partir de scènes composant le quotidien de Chen à travers ses interactions avec sa collègue, son neveu Wei Wei ou encore son irascible frère. La vie de chacun y est décrite avec une rugosité déjà ouverte à un possible déraillement – du temps et de l’espace – à l’image de ces amples panoramiques qui jalonnent Kaili Blues et qui malaxent le réel enregistré comme pour mieux le déchirer par les cuts du montage.
Se développe dans ces séquences bercées par des poèmes ou des lettres lues un rapport singulier au temps à travers la récurrence d’objets qui se transmettent entre les personnages et les générations : la photographie, la cassette ou le batik donnés par la collègue de Chen sont comme autant de fantômes témoins de ce qui a eu lieu. Se joue dans ces détails l’évocation du passé du pays afin d’inscrire le récit dans un flux aussi historique qu’intime. Flux que Bi Gan va s’ingénier à distordre, à l’image de ces flash-backs intégrés ou de cette horloge dessinée à même le mur qui semble dicter sa propre temporalité. Car Kaili Blues est aussi construit sur de périlleuses ruptures de ton, avec notamment une intrusion franche du fantastique qui fait osciller le film vers un surnaturel que ne renierait pas Apichatpong Weerasethakul – intrusion dont le sens serait suspendu, comme ce fait divers lié à l’apparition d’hommes sauvages couverts de poils restant à l’état d’évocation dans le récit.
Rétrospectivement, tous les éléments mis en place dans cette première partie ne pourraient servir qu’à préparer l’un des derniers plans du film – un unique plan-séquence saisissant d’une quarantaine de minutes qui suit Chen à travers le village de Dangmai, lieu fantomatique qui ne semble pas vivre sous les mêmes lois temporelles que le reste de la région. Ici, passé, présent et futur se mélangent en une matière mutante dont les contours seraient semblables au ruban de Moebius. Le récit se fait alors encore plus vaporeux et sinueux, se décentrant par rapport à l’action en abandonnant Chen par moment pour traverser des souvenirs dans un même mouvement, faire apparaître un mystérieux personnage féminin qui ressemble à la femme décédée du médecin ou esquissant l’avenir des protagonistes déjà évoqués. Au-delà de la virtuosité technique de cette séquence (voir notre entretien avec le cinéaste) dans laquelle la caméra de Bi Gan semble en lévitation permanente, aussi suspendue que le temps autour d’elle, se fait jour alors le vrai projet du jeune prodige : remodeler la matière même du cinéma (temps-espace-montage) pour en redéfinir les possibilités en les plongeant dans le grand bain de l’introspection mentale comme seul récit qui vaille. Tout n’y est finalement affaire que de projections, à l’image de ce train lancé à pleine vitesse sur les rails et retro-projeté, comme par magie, sur le mur de la demeure de Chen.