À la moitié du long et déjà fameux plan-séquence en 3D d’Un grand voyage vers la nuit, un petit détail vient mettre en exergue le potentiel certain mais aussi les limites du dispositif : Luo Hongwu, le héros, met au défi deux loubards en train d’agresser la tenancière d’un bar où ils sont en train de jouer au billard. Si l’un d’entre eux parvient à marquer le point en jeu, il les laissera partir librement ; autrement, leur comportement puéril et inconvenant leur vaudra une raclée. Le jeune homme qui doit tenter sa chance se concentre, légèrement fébrile, vise, prépare son coup. Puisque le mouvement de l’action se trouve à un carrefour, et que l’on suspecte, après avoir vu Kaili Blues, que le plan-séquence risque de se poursuivre encore un moment, trois devenirs possibles se dessinent pour la prise : 1) Il est prévu dans le scénario que le jeune homme marque le point, ce que l’acteur accomplit. Le film continue donc normalement. 2) Le récit embrasse pleinement l’aléatoire dans son processus de fabrication : selon que la boule tombe ou non dans le trou, le film suivra telle ou telle voie, de sorte que ce qui se joue sous nos yeux procède bien d’un jet de dés dans le réel qui se répercutera dans la fiction. 3) Ou bien, et c’est ce qui donne à la séquence sa portée dramatique, l’échec possible de l’acteur implique que la prise devienne ratée, et qu’il faille donc la recommencer depuis le départ, alors même qu’elle a déjà comprise jusqu’ici l’équivalent de trois longues scènes, un trajet en moto et même une descente en tyrolienne. Ce n’est pas une situation fréquente au cinéma que de ressentir qu’une séquence se tient près d’un gouffre, qu’elle peut s’effondrer si un rien vient se mettre en travers de son chemin. Seulement, et c’est l’un des problèmes de ce deuxième film de Bi Gan, ce coup de billard ne renvoie pas seulement à une brèche qui lézarde la séquence et le cadre de la fiction, il fait délibérément sentir le poids du mouvement d’ensemble, l’imposante logistique qu’il implique, le labeur qu’il faut pour parvenir à une telle prouesse. En cela le film se distingue de Kaili Blues, premier long inégal à l’intérieur duquel on avait du mal à rentrer mais dont à la fin on ne voulait plus sortir : le plan-séquence de quarante minutes accouchait d’un voyage strié de détours, de raccourcis, d’accidents (par exemple, les bugs de stabilisation d’une caméra fixée sur une moto). Ici, le trajet épouse davantage les contours d’une attraction dont les modalités mettent en exergue la sophistication de la performance : lorsque la caméra revient à la toute fin sur une bougie en train de se consumer, on ne peut s’empêcher de sentir hors champ la présence du technicien qui s’est précipité pour rallumer la mèche, et ce sentiment prend le pas sur la méditation potentiellement poétique qu’organise la conclusion.
C’est que le film ne parvient pas à émouvoir suffisamment, malgré ce que rend possible ce plan-séquence (une porosité des espaces-temps, à l’image de cette montre prise à une « folle » un peu âgée, que le héros remet quelques minutes plus tard à une autre femme dont on devine qu’il s’agit de la même, plus jeune, à une autre époque), pour faire oublier le fond démonstratif du parti-pris. Le trajet nocturne demeure ceci dit digne d’intérêt, puisqu’il repose bien sur une dynamique : ce qu’organise ici le plan-séquence est la réunion des deux trames de montage de la première partie (passé et futur, réel et rêve) en un seul mouvement peuplé de fantômes (le jeune « Wildcat ») et de doubles. Quant à l’irruption de la 3D, elle offre quelques belles visions (une ampoule dont les rayons apparaissent, en relief, comme des pics solides jaillissant d’une orbe dorée), tandis que la longueur d’ensemble n’est pas sans produire ici et là de petits événements, à l’image de ce raccord imperceptible, lorsque la moto sort de la mine, entre le plafond du tunnel et le noir encre de la nuit. Mais ces quelques éclats surgissent en marge du fil général de la séquence, dont les rouages sont pleinement exposés pour impressionner, et ils ne parviennent pas non plus à faire oublier que la première partie est minée par sa volonté manifeste de suivre les pas de Hou Hsiao-Hsien (et peut-être aussi ceux de Wong Kar-Wai — c’était déjà d’ailleurs la faiblesse de Kaili Blues). Sans minorer les qualités du film, on est tout de même loin de l’envolée promise.