Récompensé au Festival des 3 Continents à Nantes par la Montgolfière d’or, Bi Gan a passé quelques jours à Paris avant de présenter son premier long métrage au Festival Entrevues de Belfort. Kaili Blues décrit la dérive troublante d’une ville fantôme à une autre et de la réalité au rêve. Le jeune cinéaste chinois de 26 ans est revenu pour nous sur l’élaboration de ce film où il affiche un goût de la performance technique (la dernière partie du film comporte un plan-séquence virtuose de quarante minutes) et un attachement viscéral à la province du Guizhou dans laquelle il a grandi. Comme si une imparable maîtrise technique et le souci constant de travailler un matériau ancré dans le réel des personnes, objets et situations filmées constituaient la meilleure voie pour accéder à l’onirisme.
Que signifie pour vous le fait de présenter votre film devant le public des festivals européens : Locarno et Les Trois Continents à Nantes où vous avez été primé, et enfin Belfort ?
C’est agréable de montrer le film, et je suis heureux des prix que j’ai reçus à Locarno et à Nantes. Lorsque nous avons projeté Kaili Blues sur la Piazza de Locarno, devant mille spectateurs, mon acteur m’a dit que le film lui donnait l’impression de se réveiller d’un long sommeil. Il comprenait enfin son importance et ce que cela signifiait de l’avoir tourné. Mais ce qui compte, c’est surtout de me remettre au prochain film qui est déjà en cours d’écriture. Je reprends les mêmes personnages, mais en faisant cette fois évoluer leurs relations dans une nouvelle direction.
Est-ce que votre volonté n’était pas précisément que le spectateur ait le sentiment en sortant du film d’émerger un peu assoupi d’un long voyage ?
En Chine, on ne peut pas dire que le road-movie existe, mais c’est une forme qui m’est très proche et que j’avais envie de transformer en me détachant de la partie réaliste pour aller vers quelque chose de plus mental.
Dans le road-movie américain, le voyage physique permet aux personnages d’accomplir aussi un voyage intérieur, un apprentissage. Dans Kaili Blues, se déplacer au sein de la province du Guizhou semble être l’occasion de voyager également dans le temps.
Oui, aux États Unis, le voyage sur la route est en effet une donnée culturelle très forte, ce qui n’est pas le cas en Chine. Je voulais que le voyage porte davantage sur le passage entre le réel et l’onirique.
Est-ce que la production du film a été facile à mettre en place ?
Cela a été assez difficile, mais j’ai eu beaucoup de chance : le film a été tourné avec très peu d’argent, 20 000 yuans au départ, qui provenaient exclusivement de mes proches que j’ai impliqués dans le film également en les faisant jouer. L’équipe technique est composée d’amis d’école et de personnes que je connais personnellement. Au fil du tournage, mon professeur et son entourage donnaient 1 000 yuans par ci par là. En montrant le matériau filmé, j’ai obtenu le soutien du China Film International entre autres, mais tout cet argent est arrivé après tournage, au moment de la post-production. Je n’osais pas avouer que j’avais si peu de moyens, j’avais peur qu’on me prenne pour un fou. Le budget final a atteint les 100 000 yuans.
Comment avez-vous convaincu ces non-acteurs de tourner et comment les avez-vous dirigés ?
J’ai fait appel uniquement à des membres de ma famille ou à des connaissances auxquels j’ai fourni un faux scénario. Mais je les avais déjà fait tourner dans mes courts métrages, et là, j’ai eu envie d’explorer de nouvelles relations entre eux. Quand le petit garçon et Chen Seng se sont rencontrés avant le tournage, ils ont commencé à se familiariser l’un avec l’autre, à s’envoyer des textos. Je leur ai tout de suite demandé d’arrêter, car je souhaitais que leur relation à l’écran soit assez distante. Je m’aide de ce que je connais des gens pour écrire, ce qui rend la direction d’acteur plus facile.
Pourquoi avoir choisi de tourner dans la région du Guizhou ?
C’est ma région natale, donc j’ai besoin de ressentir cet air-là, de me nourrir de ces atmosphères, de ces paysages pour être efficace. À ce stade de mon travail, je ne me sens pas assez professionnel pour tourner ailleurs. Si je devais tourner en France, par exemple, j’imagine que je ne me sentirais pas bien, je ne mangerais pas ce que j’aime, je ne verrais pas ce que j’ai besoin de voir… je serais incapable de me sentir assez bien pour tourner.
Vous représentez la ville de Kaili et le village de Dangmai comme des lieux fantômes. Se sont-ils réellement dépeuplés ou ont-ils dépéri économiquement ?
La mondialisation atteint cette région de la Chine comme les autres et il est difficile d’en reconnaître la nature profonde.
Il y a peu d’action dans Kaili Blues et elle passe essentiellement par les mots : les poèmes, les récits de souvenirs, les chansons.
Je souhaitais que le dialogue entre les personnages soit conforme à ce qu’ils pourraient se dire dans la vie, et que cela ne ressemble surtout pas à de l’« acting » d’acteurs professionnels. Je considère que le cinéma peut être une autre forme de poésie. J’ai utilisé des poèmes que j’ai écrits par le passé, mais aussi ce que je considère comme des éléments poétiques que j’ai glanés dans le réel, dans mon entourage, comme des lettres d’amour de proches. Si j’ai intégré, par exemple, plusieurs fois la chanson enfantine et populaire « Fleur de jasmin », c’est une manière de construire des espaces distincts dans un espace unique et de donner une certaine couleur générale au plan. La chanson ne donne pas la même atmosphère lorsqu’on l’entend une première fois dans l’enregistrement classique diffusé dans le camion, ou lors de sa variation lorsqu’elle est interprétée en public par le groupe de rock.
Cette utilisation de la parole comme action crée un sentiment de décalage permanent pour le spectateur entre le lieu et le temps des personnages et ceux qu’ils évoquent. Décalage que l’on retrouve notamment lors du récit d’une anecdote survenue en prison fait depuis un paysage brumeux traversé en voiture par deux personnages.
J’ai en effet voulu suggérer quelque chose de rêveur et un peu mystérieux par la cohabitation de ces deux espaces à l’intérieur de la séquence. L’acteur fait le récit d’un véritable souvenir, lui qui a un passé de petit voyou et a réellement été en prison. Je suis content que dans un espace filmique unique puisse coexister l’espace mental de la mémoire, celui de la réinvention de l’autobiographie par le personnage et celui d’une autre ligne de temps, celle de la narration générale.
Il est beaucoup question d’objets qui ont traversé le temps et qui se transmettent entre les personnages : la photographie, la cassette ou le batik donnés par la femme médecin sont comme autant de fantômes témoins du passé.
En effet, ce sont des détails qui permettent d’évoquer le passé du pays en général, des époques révolues et leur contexte, d’inscrire les choses dans un flux historique. Je tiens à ce que les objets comportent une dimension intime : j’ai ainsi utilisé pour le film la photographie d’une amie de ma grand-mère.
La fin du film est marquée par un plan-séquence de quarante minutes qui traverse tout un village. Comment s’est déroulée sa préparation ?
Ce plan a été tourné en tout début de travail, puis le reste du film a été seulement ensuite. J’ai fait trois prises en essayant trois caméras différentes. L’une d’elles a été réalisée avec un vieux modèle de mini-DV pour obtenir une texture qui relèverait du passé, mais ça ne marchait pas du tout. J’en ai tourné une seconde avec un gros modèle de caméra de télévision, mais ça ne me plaisait pas non plus parce que ça ne fonctionnait ni au niveau du cadre, ni dans la manière dont cela restituait les mouvements. Auparavant, j’avais fait des essais non aboutis avec une GoPro, mais les déplacements n’étaient pas suffisamment incarnés à mon sens. Je voulais qu’on sente à l’image qu’il y a quelqu’un derrière la caméra. J’ai conservé la première prise, tournée au Canon 5D, parce qu’elle me semblait contenir plus d’étrangeté que les autres.
Le plan était déjà décrit de façon extrêmement riche et détaillée dans le scénario où étaient même précisés de nombreux éléments de rythme. Mais il a tout de même fallu deux semaines complètes pour le mettre en place. Le travail avec les acteurs a ensuite consisté à ôter bon nombre d’éléments narratifs pour garder le plus de fluidité possible.
Est-ce que le montage s’est construit autour de ce plan-séquence ou la structure du film était-elle déjà présente dès le stade de l’écriture ?
La structure était déjà présente dans le scénario. Le monteur a pu commencer à travailler sur un premier bout-à-bout à partir de ce qui était écrit. Il nous a fallu ensuite six mois de travail pour affiner les jonctions d’une scène à l’autre et renforcer l’atmosphère générale. Mais la structure de l’ensemble n’a pas bougé par rapport à ce qui était prévu au départ.
Le film est essentiellement constitué de plans très longs. Comment déterminez-vous, sur un plan de plusieurs minutes, l’instant précis de la coupe ?
Nous travaillons ensemble avec mon monteur sur une partie des rushes, puis seuls chacun de notre côté avant de tout revoir tous les deux plusieurs fois jusqu’à être d’accord sur le rythme. Nous fonctionnons par blocs de plans en discutant énormément. Nous cherchons la justesse avant tout, mais je ne saurais pas expliquer ce qui détermine que nous jugeons que le rythme d’une scène est devenu juste.
De nombreuses ruptures de ton parcourent le film. Le fantastique, notamment, fait irruption avec ces faits divers liés à l’apparition d’hommes sauvages couverts de poils mais qui restent à l’état d’évocation, sans jamais devenir un véritable enjeu du scénario.
J’ai souhaité qu’il y ait trois atmosphères distinctes dans le film. Pour la première, je voulais un ton d’un réalisme rêveur, pour la seconde un réalisme que je qualifierais de magique avant de finir sur une note plus apaisée. La légende de l’homme sauvage est comme un état d’âme que le spectateur emporte avec lui jusqu’à la deuxième partie.
Quelles ont été vos indications à votre chef opérateur ?
Il était indispensable pour moi que la conception visuelle du film rende compte de la densité de l’air du climat, des brouillards, des couleurs de la région du Guizhou. Tous les paysages et les lieux me sont extrêmement familiers, je les ai visités et parcourus de nombreuses fois jusqu’à avoir une idée très précise de la commande que je voulais transmettre au chef opérateur qui a été très juste et fidèle sur ce que je voulais faire. Même si je pense qu’il n’a jamais vraiment compris pourquoi je lui demandais tout cela.
Est-ce aussi dans cette région que se situera votre prochain film ?
Ce sera exclusivement à Kaili qui est en plein essor dans laquelle on rencontre partout des chantiers. Pendant que cette Kaili moderne se développe, j’ai le sentiment d’être en train de me construire une Kaili qui me soit propre, celle du cœur et du rêve. Mon prochain film ne peut que se dérouler là-bas.