Kaili Blues et Un Grand voyage vers la nuit, les deux premiers films de Bi Gan, ont pour singularité de faire cohabiter deux dispositifs distincts. Le premier se compose d’une série de fragments raccrochés les uns aux autres par un montage jouant sur la béance et la porosité (évoquant, par exemple, le 2046 de Wong Kar-Wai), tandis que le second se voit quant à lui rythmé par la déambulation d’un plan-séquence. Au statisme de la pose répond ainsi la dynamique d’un élan continu, comme les deux pôles d’un même aimant autant liés qu’irrémédiablement repoussés l’un par l’autre. Ce conflit est à l’origine des tensions et des tentatives fusionnelles contenues dans la mise en scène bicéphale de Bi Gan, où tout affrontement découle sur une tentative de réunion : un tremblement appelle à une stabilisation, les différentes couches de réalités s’entrelacent au sein d’un seul mouvement, et la destruction d’un montage heurté laisse place à une continuité affranchie de la coupe.
Tremblement et stabilisation
L’une de ces tensions / fusions est contenue à travers et à l’intérieur du cadre. Au cours du plan-séquence de quarante minutes de Kaili Blues, alors que Chen est embarqué sur le scooter d’un habitant de Dangmai, la caméra cesse soudainement de suivre le véhicule, qui roule sur la pente permettant d’entrer dans le village, pour se précipiter dans une ruelle adjacente. Le cadre de Kaili Blues ne tremblera jamais plus qu’au cours de ce passage : la scène exige non seulement de descendre la caméra d’un scooter qui en suit un autre, mais aussi de dévaler les escaliers d’une étroite ruelle puis de suivre le véhicule de Chen en courant caméra en main. Les tremblements contenus dans ce court passage, témoignant des moyens de tournage assez rudimentaires, permettent de mettre en exergue un effet de stabilisation numérique par laquelle l’image filmée, lorsque trop tremblotante, se floute afin de donner l’illusion que le cadre est plus stable qu’il ne l’est en réalité. On sent là un paradoxe intéressant : Bi Gan emprunte le chemin le plus potentiellement accidenté (celui d’un plan-séquence acrobatique à travers des ruelles décrépites) tandis que l’image de son film s’auto-corrige, stabilisant son cadre par un effet de flou cinétique (les contours de l’image tressaillent moins). C’est de cet affrontement entre les choix du cinéaste (emprunter des chemins de traverse) et la compensation de ces derniers par l’image (stabiliser le cadre) que surgit la tension formelle de Kaili Blues. Le flou est alors le prix à payer pour gagner en équilibre, là où l’absence d’effet de stabilisation aurait aboutit à un mouvement plus net mais aussi plus tourmenté.
L’équilibre et la netteté, c’est aussi l’enjeu du second film de Bi Gan, Un Grand voyage vers la nuit. Si le cinéaste donne à voir une errance spatiale moins furieuse que celle de Chen dans Kaili Blues, l’incursion de la 3D dans le plan-séquence du Grand voyage implique cette même tension du regard. Lors d’une scène magnifique où Luo Hongwu descend vers un village isolé à l’aide d’une tyrolienne, sa figure, suspendue dans les airs, ne se situe pas au même niveau de profondeur que les décors qui l’entourent. La 3D sépare ces deux strates et Luo paraît sortir de l’écran, tandis que le fond de l’image semble plus éloigné. Ici, le mouvement en 3D du corps de Luo en direction du village participe à une progression spatiale à l’intérieur de l’image, l’avancée de Luo creusant celle-ci en glissant dans la profondeur. Deux possibilités sont dès lors offertes à notre regard. Par peur du vide, celui-ci peut rester fixé sur le dos de Luo, net et spatialement proche de nous, ou par goût du vertige, celui-ci peut contempler les contours plus ou moins flous des bâtiments et de la végétation qui se dessinent en contrebas. La première option implique une forme de netteté visuelle, mais transmet un vertige potentiel lié à la figure suspendue de Luo, dont le vide en dessous de lui nous est par ailleurs intensément suggéré par le souffle du vent qui occupe la bande-sonore. La seconde option implique des formes floues et imprécises, ancrées plus profondément dans le cadre par la 3D, mais permet de garder l’œil rivé vers le sol, comme si l’on cherchait un point d’équilibre paradoxal capable de générer, lui aussi, du vertige. La beauté de la scène tient autant dans le choix qui permet à notre regard de se plonger dans plusieurs strates d’images (selon notre envie de netteté ou de flou, d’équilibre ou de vertige), que dans la tension, toujours bien présente, entre la stabilité (permise par la tyrolienne et la fixité du cadre), et les tremblements (générés par un vent dont la force fluctuante menace de tout faire basculer).
Fragmentation et entrelacement
Une autre tension / fusion, tout aussi significative que celle amenée par le cadre ou la profondeur de champ de la 3D, se tient dans les multiples temporalités contenues à l’intérieur même certains plans de Kaili Blues et du Grand voyage vers la nuit. Celles-ci génèrent à la fois une dislocation du temps présent à l’image et un entrelacement, par le mouvement, de différents niveaux de réalité diégétiques. Il faut voir ce plan de Kaili Blues montrant, à travers un panoramique, le frère de Chen présenter à son fils l’homme à qui il sera “vendu”. Au début, le sifflet d’un train résonne dans le hors-champ sans que l’on puisse déterminer sa provenance. La caméra panote ensuite lentement de la droite vers la gauche, tandis que les protagonistes discutent entre eux. En plein cœur de cette maison délabrée, on aperçoit alors les draps blancs d’un lit sur lequel est projeté, en surimpression, un train roulant, les roues en haut et le toit en bas, de la droite vers la gauche. Alors que la caméra se rapproche du train inversé, Chen, endormi sur son lit, apparaît en surimpression. La caméra se rapproche toujours, cette-fois ci de l’oreille de Chen jusqu’à se coller à sa tête, puis recule pour faire apparaître un tout autre décor : Chen n’est plus dans son lit mais au beau milieu d’une rivière. L’entrelacement des différents pans de réalité (et d’irréalité) se tient ainsi au sein d’un seul mouvement, lui-même composé de dynamiques différentes : un panoramique (un espace traversé), un traveling avant vers une surimpression (une projection), puis un traveling arrière (une téléportation). La fragmentation diffuse de ces strates fictionnelles distinctes (le train projeté revient plus tard dans le film et Chen se baignera dans une rivière à la fin de Kaili Blues) va donc de pair avec le rattachement, par l’unité d’un mouvement sans coupe, de ces mêmes niveaux entre eux.
Toujours dans cette optique de préciser les brèches poétiques ouvertes par Kaili Blues, on peut relever que la dynamique entre fragmentation et entrelacement est à l’œuvre dès le premier plan d’Un Grand voyage vers la nuit. On y voit un micro tenu par une femme dont le visage reste masqué. La caméra bascule lentement vers le plafond de la pièce pour laisser apparaître une boule à facettes multicolores tournant sur elle-même. Le panoramique vertical se poursuit et révèle Luo, endormi sur le lit d’un hôtel vétuste puis réveillé par une jeune femme sortant de la douche. Ici, en un seul et même plan, tout le vertige du film – qui consiste à illustrer l’état transitoire d’un être dérivant lentement du réel vers une projection mentale – est installé par une incohérence spatiale liée au panoramique qui s’y déploie, le plafond qui maintient la boule à facettes devenant le sol d’une chambre d’hôtel. Il faut noter par ailleurs que la fragmentation des strates, qui reconduit le modèle du panoramique du train de Kaili Blues, s’opère cette fois-ci sans surimpression. Au même titre que la tension entre tressaillement et stabilisation dans Un Grand voyage ne dépendait plus d’une technicité contrainte (celle de Kaili Blues et son effet numérique bien visible), le passage d’une strate à une autre est désormais invisible bien que toujours avéré. Les coutures de ce passage y sont gommées mais perpétuent la tentative d’entrelacer (par des raccords visibles ou invisibles) ce qui est fragmenté dans l’esprit du personnage principal.
Destruction et édification
Il est aussi possible d’élargir ces deux tensions / fusions précédemment évoquées (celle du tressaillement / stabilisation et celle de la fragmentation / reconstitution) à l’échelle des films eux-mêmes, voire à celle des deux films vis-à-vis d’eux-mêmes. La structure des deux films se révèle en effet similaire. En premier, la linéarité narrative est mise à mal par le montage, assemblage confus de séquences dont le fil conducteur paraît morcelé. Puis, en second, vient la tentative d’une réunion du sens et du mouvement du personnage principal par le recours au plan-séquence, dans une configuration opposée à la première. Ces deux parties, bien que reliées par un jeu de correspondance permanent (des figures réapparaissent, des scènes se rejouent), s’affrontent et résistent. C’est la particularité des deux plans-séquences, en tant que liens voués à relier ce qui ne peut pas l’être, de confronter l’édification (d’une ligne claire, d’un dispositif, d’une “performance” ou d’une expérience foraine) aux limites inhérentes de tout processus de recomposition. Face à la complexification des niveaux de réalité contenus dans la première moitié de Kaili Blues et du Grand voyage, les plan-séquences, bien que cherchant à mettre Chen et Luo face à leurs fantômes respectifs, ne parviennent pas à résoudre le nœud des deux récits. On peut donc envisager le plan-séquence comme la façade d’un bâtiment aux fondations instables, qui menace à tout moment de s’effondrer sur lui-même. Le sentiment d’être face à un fragile château de carte vient d’ailleurs de ce constat. Le moindre tressaillement, qu’il soit d’ordre technique (une bougie à allumer, un câble à dissimuler) ou narratif (un personnage qui surgit pour contredire sa propre disparition, un protagoniste qui rate son coup au cours d’une partie de billard décisive) peut provoquer l’effondrement intégral de toute la structure et le recommencement du plan-séquence.
Étendons cette idée à l’ensemble des deux films, dont les similitudes éclatantes confinent au diptyque, tant ils embrassent les mêmes thématiques et font dialoguer de nombreux motifs. Kaili Blues est un film techniquement disparate, guidé par une hybridation entre la pose et le mouvement, combinaison qui débouche sur une variété des régimes convoqués sans schématisme. Un Grand voyage vers la nuit est quant à lui plus ouvertement dichotomique, scindant sa structure en deux parties égales (une première en 2D et au montage très sophistiqué, la seconde en 3D et en plan-séquence). La première moitié du Grand voyage est aussi plus homogène que celle de Kaili Blues (car composée d’un enjeu plus établi — se souvenir de Wan Quiwen et en retrouver la trace), et l’autre moitié du film ne débouche plus, cette-fois ci, sur un épilogue postérieur au plan-séquence (celui où l’on voyait Chen arriver dans la bourgade où loge son neveu dans Kaili Blues, rompant avec le plan-séquence de Dangmai). Cette comparaison permet de constater l’instabilité et la déstructuration très libérée voire instinctive du premier film, là où le second semble faire primer la stylisation et le maniérisme contrôlé. Si cette victoire de la « maîtrise » sur l’instabilité chaotique qui caractérisait Kaili Blues place Un Grand voyage vers la nuit en face de son propre défi technique, ce nouveau désir de précision permet d’accompagner son personnage principal face à sa propre béance. La brèche devant laquelle se situe Luo Hongwu (le vide laissé par l’absence, dans sa vie d’adulte au cheveux grisonnants, de son amour de jeunesse) est l’occasion pour Bi Gan d’intensifier le conflit formel qui se joue dans son cinéma entre ce qu’il tente désespérément de capter (les tressaillements d’un être à la dérive) et les chemins paradoxaux qu’il peut emprunter pour y parvenir (la coupe ou la continuité, la téléportation ou l’exploration, la fixité ou le mouvement). De sorte que, de Kaili Blues au Grand voyage vers la nuit, le cinéaste chinois finisse par se tenir face au gouffre qu’il a lui même creusé, faille propice à autant de vertiges et de tressaillements qu’à une poésie profondément paradoxale.