Succès tant critique que public au moment de sa sortie, Les Ailes du désir, récompensé du prix de la mise en scène au 40e Festival de Cannes, offrit à Wim Wenders un retour triomphant sur la scène du cinéma d’auteur international. Si ce premier film européen après un long séjour aux États-Unis fut pensé comme une radiographie du Berlin de la fin des eighties, Wenders l’a en fin de compte mis en scène avec un gigantisme (mouvements de caméra complexes et ostentatoires, luxe d’effets visuels et sonores, scènes tournées en studio) qui s’avère très vite exténuant. Trente ans après sa sortie, Les Ailes du désir apparaît ainsi cruellement daté et, en dépit de toute la reconnaissance critique dont il a joui et continue de jouir, on ne doit pas craindre de lui faire rejoindre la liste des films prétentieux et auto-satisfaits que compte l’œuvre du plus américanophile des cinéastes allemands : Au fil du temps, L’Ami américain, Si loin, si proche (pour ne citer que ceux réalisés dans la période de sa carrière habituellement qualifiée de « faste »).
La caméra dans les nuages
L’histoire que raconte Les Ailes du désir tient comme qui dirait sur un ticket de métro : les deux anges Damiel (Bruno Ganz) et Cassiel (Otto Sander), lassés de leur existence purement spirituelle parmi les humains, sont tentés de descendre sur Terre pour de bon. Ce premier volet est consacré à la chute de Damiel – Si loin, si proche, la suite que réalisera Wenders en 1993, se concentrera sur Cassiel – dans un Berlin encore très marqué par le clivage Est/Ouest, près de deux ans avant la destruction du mur. Dans le très beau noir et blanc – à la fois rugueux et un peu irréel – travaillé par Henri Alekan, ce sont des plans aériens de la capitale qui ouvrent Les Ailes du désir : de façon assez évidente, le point de vue de l’ange permet ici d’abolir, du moins virtuellement, les différentes frontières qui parcourent la ville. Posté au sommet de l’église du Souvenir, Damiel observe la vie qui grouille à ses pieds. Pour suggérer le don d’ubiquité (tant physique que mental) dont est doué le personnage, un design sonore passablement irritant transforme ici les bruits du microcosme urbain en murmure mystique où les voix intérieures des passants ressortent en off dans des monologues désincarnés. La caméra, après un bref séjour en avion (où l’on croise entre autres Peter Falk), se pose un peu sur Terre, notamment dans un immeuble où elle passe d’un appartement à l’autre, d’une pièce à la suivante sans rencontrer d’obstacle, recueillant au passage d’autres lamentations intérieures dont Wim Wenders ne fait rien de très intéressant : l’essentiel du problème est là, dans cette fluidité aveugle d’une caméra excessivement mobile qui signe chaque plan de sa présence envahissante. Une mobilité qui se révèle gênante à deux égards : en premier lieu, elle empêche de raccorder la substance des plans au sujet du regard, en l’occurrence l’ange, comme si au sein du même récit, deux films se livraient bataille en permanence (celui de la caméra et celui des personnages). Ensuite, cette volonté de tout montrer (ce que voient, ce qu’entendent les anges) au moyen d’une caméra qui vogue d’une silhouette à l’autre de façon tout à fait arbitraire est totalement inopérante puisqu’à chaque instant, l’artificialité du dispositif ressort avec une lourdeur des plus embarrassantes.
Ceci est particulièrement flagrant dans la longue scène de la bibliothèque, lorsque la caméra passe à travers les usagers tandis que dans la bande son donne à entendre quelques bribes de réflexions intérieures en plusieurs langues : Wim Wenders souhaite visiblement suggérer que l’espace de la bibliothèque devient une sorte de Babel moderne où toutes les langues et toutes les cultures cohabitent sans jamais dialoguer, jusqu’à ce que les anges entrent en jeu pour ramener enfin un peu d’humanité dans cette indifférence universelle. Mais ce n’est pas aux anges qu’il incombe ici d’apporter ce supplément d’incarnation : on ne voit rien que la caméra toute-puissante qui, à travers de lents travellings et des mouvements de grue ostentatoires, fait régner sur l’ensemble de la scène une solennité pesante. Compte tenu du sujet des Ailes du désir, il aurait néanmoins pu être intéressant de jouer sur cette pesanteur ; sur la tension entre gravité et légèreté – une pointe d’humour aurait notamment permis de rendre le tout un peu plus digeste. Le cinéaste ne se l’autorise réellement qu’au détour d’une scène plutôt réussie, de loin la meilleure du film : on évoquait plus tôt ce « regard d’ange » qui, dans la scène d’ouverture, abolissait partiellement les divisions traversant la ville. Cette promesse de dépassement se trouve quelque peu mise à mal au moment où, dans la seconde moitié du film, Damiel « tombe » définitivement et devient humain : car c’est précisément devant le symbole par excellence de la désunion – un segment du Mur – qu’il choit sur le trottoir. La caméra s’avance lentement vers une barrière de sécurité qui masquait le corps inerte de Damiel puis un gros plan sur son visage endormi nous apprend qu’il vit encore. Une sorte d’armure en métal vient soudain frapper sa tête : il ouvre les yeux, les lève vers le ciel et comprend que l’objet s’est échappé d’un hélicoptère qui survole les lieux. Pour la première fois peut-être, Wim Wenders préfère la suggestion à la monstration, osant un peu d’autodérision et de légèreté.
La bohème domestiquée
Pour le reste, outre une profonde naïveté de structure (le monde des anges en noir et blanc, celui des humains en couleurs), Les Ailes du désir affiche une certaine malhonnêteté dans le regard qu’il porte sur son objet – l’indigence matérielle du poète que celui-ci parvient à transmuer en œuvre d’art. « Pouvoir enfin pressentir les choses au lieu de savoir déjà tout. » C’est le vœu que prononcent les deux anges vers le début de leurs aventures terrestres, alors qu’ils sont assis à l’avant d’une décapotable exposée chez un concessionnaire de la ville. À ce moment, l’on s’imagine que Wim Wenders fait sien ce projet et qu’il va s’efforcer de le mettre en œuvre dans la suite du film – ce qui n’arrive malheureusement jamais : en particulier dans la partie consacrée à l’histoire d’amour naissante entre Damiel et la trapéziste Marion (Solveig Dommartin), Wenders se contente de souligner des banalités creuses sur l’art et la vie sans jamais réussir à leur conférer un relief minimal à travers sa mise en scène. C’est que celle-ci n’apporte à aucun moment (ou presque) de réel contrepoint à la grandiloquence de son monolithisme : dans la première scène de trapèze, Wenders alterne vues en plongée et en contre-plongée qui à chaque fois surlignent la performance acrobatique de l’actrice (qui avait appris le trapèze en quelques semaines pour les besoins du tournage) au lieu de mettre en avant son état d’esprit supposément distrait (ce que lui reproche le directeur du cirque) ou une fragilité psychologique (le monologue intérieur qu’elle débite sur un ton monocorde) qui ne transparaît, du reste, pas vraiment.
Si Les Ailes du désir se laisse malgré tout revoir sans trop de peine, c’est surtout par contraste avec le sequel grotesque que réalisera Wenders quelques années plus tard dans un Berlin à présent réunifié : Si loin, si proche porte le manichéisme des Ailes à un degré de ridicule assez stupéfiant (Bien contre Mal, noir et blanc contre couleurs, anges contre humains) sans jamais rien produire de consistant au sujet de l’Allemagne post-guerre froide. Nonobstant toute la bienveillance critique dont il bénéficie, ce diptyque peut donc être considéré comme parfaitement anecdotique, non seulement dans la filmographie de Wim Wenders mais aussi dans l’histoire du cinéma allemand contemporain. Autres temps, autres mœurs, certes, mais on a sans doute rarement dépassé l’habileté d’un Rossellini dans sa capacité à faire entrer en collision scènes tournées dans le confort du studio et nudité des extérieurs telle qu’elle se produit – avec bonheur – dans Allemagne année zéro (1948). Dans un contexte plus proche de celui des Ailes du désir, on peut néanmoins citer Andrzej Zulawski dont le désormais culte Possession (1981) réussissait avec une dextérité remarquable à fondre étude psychologique et film d’horreur dans la traversée nerveuse d’un Berlin-Est anémique. Tout bien considéré, il n’est donc pas étonnant que Wim Wenders ait trouvé peu d’épigones dans le champ du cinéma d’auteur allemand contemporain : à la débauche d’effets de style et de signature du « super auteur », les réalisateurs et réalisatrices qui ont émergé ces dernières années dans le sillage de la « Nouvelle Vague allemande » préfèrent une relative sécheresse et se concentrent davantage sur les moyens proprement cinématographiques (dans le cadrage, dans le montage) qui leur permettent de raconter l’évolution de leur pays.