Enfin, L’Homme de Londres du cinéaste hongrois Béla Tarr sort sur les écrans français. Film maudit, ou miraculé, à voir. Un an après sa première projection au festival de Cannes en 2007, le revoilà, un peu plus court – nuançons, les films de ce réalisateur méconnu chassent la verbosité pour privilégier le laconisme – mais toujours aussi renversant, empreint d’un réalisme social qui lui est cher, le tout surmonté d’une technique irréprochable et fascinante.
Béla Tarr a mis du temps pour parvenir à ce résultat. Adaptation d’un roman de Georges Simenon, L’Homme de Londres a bien failli ne jamais voir le jour. L’idée germait déjà depuis 2003. Le peu de subventions aidant, accompagné d’un ami, Gabor Téni, Béla Tarr a créé sa propre société de production dont l’objectif principal consiste à « produire des films qui cherchent à renouveler le genre cinématographique ». Entre la mort du producteur Humbert Balsan, l’interruption de tournage de deux ans et les nombreuses dettes accumulées, pugnace, Béla Tarr a insisté et résisté. Certains parlaient de caprice, d’autres d’exigence, tous s’accordent sur l’incroyable personnalité du réalisateur. Véritable petit démiurge, Béla Tarr savait ce qu’il voulait : tourner en Corse, malgré les nombreuses embûches que ce désir occasionnait. Même s’il lui a fallu demander l’évacuation des bateaux du port. Même s’il lui a fallu ôter le vilain échafaudage qui cachait l’église du village. Même s’il lui a fallu fabriquer de toutes pièces un pont juste pour une scène. Ses défis en effraient plus d’un. Néanmoins, Béla Tarr a mené une lutte sans faillir, sans frémir, fort d’un scénario dont les problèmes financiers comptaient bien moins que la préoccupation de filmer, qui elle, transcende tout.
Finalement, le résultat est éloquent, pire, à couper le souffle. L’Homme de Londres paraît atypique, sorti tout droit d’un monde étrange, hypnotique, où la désillusion règne en maître, tout autant que l’espérance en une vie meilleure. Si Béla Tarr dit s’être pris d’affection pour son héros, Maloin, il n’est pas le seul. Pourtant, le caractère expérimental de ce film pourrait rebuter. Lenteur et ennui peuvent se confondre, s’emmêler. Déjà le réalisateur nous avait habitués à des expériences dont la plus importante, Satantango, d’une durée de sept heures. Aujourd’hui, il réitère, mais reste modeste.
Dans un port où l’on se demande s’il vit encore, isolé dans une tour, notre héros surveille les allées et venues des bateaux alentour. En silence, toujours. Son art de la distance imposée par les temps morts contraste avec l’empathie que suggère le personnage. La caméra suit ce prolétaire dans ses pérégrinations sans but, dans la dureté et la vacuité de son quotidien jusqu’au jour où il devient le témoin d’un meurtre et complice d’un vol d’une mallette pleine de billets. Riche, il voudrait l’être, surtout pour sa fille, Henriette. La manœuvre serait simple : se taire, garder l’argent, s’enfuir avec. Mais Maloin ne se débarrasse pas aussi vite de sa conscience : elle le poursuit, sans cesse. Comme Brown, le malfaiteur qui se doute de la manigance.
La lenteur du film accompagne le spectateur, cherche à l’introduire, à pas de loup, l’air de rien, dans l’univers de Maloin. Il parle peu, alors il faut le comprendre, examiner ses gestes avec minutie. Pour ce faire, Béla Tarr le sait, il insère de gros plans fixes sur ces visages meurtris par la triste condition humaine, les dévisage, s’attarde sur la mélancolie de leur regard, leur petite vie comblée de petits riens. Et laisse écouter le rythme lancinant de l’horloge. Les longs et lents travellings, dont Alain Resnais reste un grand maître, donnent au film son originalité, un rythme unique, la caractéristique même de Béla Tarr. Les mouvements de caméra hiératiques suivent une trajectoire si précise, qu’une simple description ôterait tout charme. Tant de minutie, de beauté surprend dès l’incipit : d’une lenteur à l’élan infini, Béla Tarr s’attarde sur la coque d’un bateau pour atterrir en suivant l’horizontalité d’un fil, la tour de Maloin. Une ombre, ce personnage, qui défile incognito dans cet univers quasi mortuaire. À la mort des êtres de chairs s’opposent la vie des objets, leur bruit sourd mais présent, un son mécanique, toujours le même, maintenant une cadence berçant le film.
Pour coller à l’univers de Simenon, le noir et blanc sonne juste, un peu brumeux, granuleux et froid. Dans ce monde, défilent des hommes vêtus de longs manteaux d’hiver, de sombres chapeaux recouvrant les crânes dégarnis, des visages dont la vie a laissé des traces qui mériteraient forts d’être racontées, mais surtout, ce qui effraie, ce sont ces voix hors-champ tremblantes, aux accents étranges, qui jaillissent au milieu d’un silence, parfois d’un plan noir, et retentissent si forts, qu’il semblerait qu’elles traversent le mur du son. Béla Tarr nous habitue tant à la contemplation, au minimalisme narratif, que soudain, un simple bruit paraît démultiplié. Ici, les gens ne se parlent pas, ils crient, ils pleurent, ils souffrent. Trop longtemps contenu, les mots se crachent au visage de l’autre. Ce bar, « The Man of London » où Maloin se rend, regorge de personnalités atypiques où la caméra jette son dévolu autant sur un paumé croisé sur le quai d’une gare qu’à l’habitué venu avaler sa soupe. Ou d’autres, joueur d’échec, prostituée, et un trouble-fête, l’inspecteur Morrison venue interroger les suspects à la vue de tous, dans ce café, à la recherche d’un coupable.
Bélar Tarr semble ne pas avoir oublié les propos de Bresson qui disait : « Il est très important de ne pas se tromper sur ce qu’on montre mais il est encore plus important de montrer ce que l’on ne montre pas. » La plupart des choses vues émanent du personnage principal, mais elle cesse dès que la pudeur l’impose pour laisser place au mystère et contribuer à l’ambiance policière du film. Vers la fin, tout se passe là où l’on ne voit rien, dans une cabane sans visage. D’ailleurs l’inspiration du film L’Argent n’est pas loin. Certains pourraient piailler sur la reconstitution fidèle de l’œuvre. Mais qu’importe, s’explique André Delvaux : « C’est en niant un texte premier, en le crucifiant, qu’on sort de lui renouvelé. Et que naît la forme cinématographique. »