À juste titre ou non, Béla Tarr est le genre de cinéaste dont les publicitaires promeuvent d’abord le statut d’auteur – avec un grand « A » solennel – avant d’affirmer ce qui rendrait son cinéma si important. Pour son nouveau film, par exemple, il nous a été bien expliqué que ce serait son dernier, tant le Hongrois aurait perdu toute espérance quant à l’état du monde. De fait, à l’humanité qu’il résume, Le Cheval de Turin n’offre qu’un avenir bouché. Pas sûr, cependant, que ce soit la dimension la plus intéressante du film…
Le Cheval de Turin – chronique des derniers jours d’un père, de sa fille et de leur cheval de trait dans une campagne gagnée par la fin du monde – porte de tout son long le principe de réalisation que Béla Tarr a érigé en signature depuis Damnation (1987) : soit le balayage de l’espace et du temps en noir et blanc, en des plans anormalement longs, par des mouvements de cadre sophistiqués. Indéniablement, l’imposante technique produit des résultats fascinants. Chacun de ces plans-fleuves semble en embrasser plusieurs, passant d’un axe de caméra à l’autre sans rupture, laissant à mesure la distance spatiale et temporelle entre les deux. Et déjouant les perspectives d’ennui, le spectateur est amené à suivre chaque moment de ce périple perpétuel de l’image. Le film, en vérité, s’apparente à une série de visions, de photographies, traversée par le facteur temps qui en constituerait les articulations.
Esthétique de la patate chaude
Le principe est ferme, l’image est belle et prenante, mais le dispositif a ses limites. D’abord, il faut bien rappeler que Tarr n’est pas le premier à travailler avec autant d’insistance la dimension temporelle, à démontrer combien le cinéma est l’art qui la capte le mieux. Un certain Andreï Tarkovski, notamment, l’a précédé, également armé de plans aux durées et aux trajectoires imposantes. Seulement, ces coups de force du Russe avaient une qualité précieuse : le don de laisser le monde respirer et évoluer, jamais immuable, au sein de leurs durées ostensiblement étirées et de leurs cadres ne bougeant que lentement. Dans Le Cheval de Turin, le seul sujet qui prenne vie dans le temps est la relation singulière entre le père et sa fille, à la fois proches et étrangers dans la même maison, la seconde inféodée au premier par le respect et l’habitude, mais le premier cherchant par instants du regard la seconde qui semble l’éviter, la caméra les séparant en allant de l’un à l’autre et en soulignant la distance entre eux – jusqu’à la fin où, dans le noir complet et définitif, un même plan fixe les réunit enfin face à un inéluctable destin commun.
Hormis ce récit-là, les mouvements virtuoses incessants de la caméra n’affichent guère que leur fonction utilitaire, passer d’un plan à l’autre, d’une position à l’autre en évitant le raccord, ne pas interrompre le flux. Le regard se focalise alors sur les visions, les photographies raccordées par ces mouvements, et y trouve ce que le film a de plus faible : un discours un peu sentencieux, comptant un poil trop sur l’imagerie, autour de la misère humaine, notamment matérialisée à l’extrême par ce père au faciès noueux, affligé d’un œil de verre et d’une seule main valide pour saisir ses repas toujours constitués d’une unique patate chaude, le tout esthétisé par un noir et blanc qui rend sa silhouette plus éclatante que réellement évocatrice. À cette allégorie très voyante s’ajoute celle, moins esthétisante et plus forte, mais d’un sérieux tout aussi appuyé, de la fin du monde (pluie de cendres, étrangers menaçants, extinction de la lumière du jour). Quant à l’anecdote qui donne son titre et son prétexte au film (Friedrich Nietzsche aurait perdu la raison à Turin en 1889, à la vue d’un cheval qu’on maltraitait), son intérêt ne va pas au-delà du générique d’ouverture, néanmoins l’impression d’encombrement décoratif qui empèse l’ensemble l’inclut malgré elle. Au bout du compte, la matière du Cheval de Turin se divise entre une maîtrise indéniable de l’image, un rapport réel et non dénué d’empathie à l’humain, et une confiance exagérée dans l’éclat donné à une imagerie surannée et sur-signifiante.