Il y a un gouffre entre l’image que renvoie le cinéma de Béla Tarr et l’effet réellement produit par ses films. De loin, le cinéaste hongrois incarne peut-être plus que quiconque un certain cinéma austère et aride emblématique de l’Europe de l’Est, aussi gris que les paysages qu’il filme. À l’exception peut-être du Cheval de Turin, ses meilleurs films, Damnation, Sátántangó et Les Harmonies Werckmeister témoignent pourtant du contraire. La fascination qu’ils exercent tient avant tout à leur générosité, fruit du mélange entre la splendeur formelle de la photographie et une certaine ampleur de la mise en scène (les longs plans-séquences chorégraphiés), mais aussi à la manière dont ils aménagent pour le spectateur un espace que l’on pourrait paradoxalement qualifier d’accueillant.
Les Harmonies Werckmeister commence en effet face à la chaleur d’un poêle. Le feu crépite, comme la pellicule, tandis que le noir et blanc caractéristique de Tarr semble osciller entre le charbon et la cendre. Une main entre dans le cadre, armée d’une chope remplie d’eau, pour éteindre toutefois les braises : c’est la première extinction du film, qui n’aura de cesse ensuite de creuser ce motif. Le bar dans lequel se tient la séquence ferme, il faut rentrer chez soi. « Attendez, Valushka va faire une représentation » plaide néanmoins un ivrogne auprès du patron. Quelques minutes plus tard, alors que l’intéressé donne un cours d’astronomie poétique avec le concours des habitués du bar (untel incarne le Soleil, un autre la Terre, etc.), il les fait tourner puis les arrête, une fois qu’ils sont alignés. Une éclipse a lieu (l’ivrogne personnifiant le Soleil doit se baisser), laissant le monde dans une angoissante pénombre. « Et le silence… envahit tout » souffle le conteur. C’est paradoxalement le moment où retentit pour la première fois le piano de Mihály Vig, ritournelle de détresse qui remplit peu à peu l’espace, tandis que János Valushka décrit l’impression d’apocalypse qui règne le temps d’une éclipse, avant de se taire à nouveau. La caméra recule alors et s’élève jusqu’à attraper, au gré d’un étrange décadrage, l’éclat d’un luminaire : la partie supérieure du cadre s’embrase soudain, comme si l’espoir renaissait. Éteint une première fois (les flammes du poêle), puis une deuxième (le récit de l’éclipse), le film paraît alors retrouver la lumière. Tout le système solaire se met ensuite en branle avant que le patron n’indique définitivement la sortie à ses derniers clients.
Cette ouverture concentre d’emblée ce qui innervera ensuite le film. Tarr fait s’entrechoquer le cosmos avec un bar miteux d’une ville hongroise anonyme pour instiller le mouvement d’une révolution (d’abord astrale, bientôt politique), puis juxtapose le danger de l’obscurité à la lutte pour faire apparaître la lumière. Le plan suivant, qui rappelle les célèbres travellings accompagnant de dos le trio inquiétant de Sátántangó, dont il propose ici une sorte de contrechamp lointain (il ne s’agit plus de figurer l’arrivée d’une menace, mais d’accompagner un homme bon), rejoue ce ballottement : János s’avance dans la rue, passant par intermittence de la lumière d’un réverbère à la nuit la plus totale.
Le jeune homme s’affirme peut-être comme le héros le plus noble de la filmographie de Tarr. Ni lamentable (Karrer dans Damnation, Maloin dans L’Homme de Londres), ni luciférien (Irimiás dans Sátántangó), János est un prophète utopique, modeste facteur cherchant à sonder le mystère fondamental de l’existence. Mais à l’exception de la première scène, il occupe la simple et cruelle position de témoin, incapable de trouver un ordre, voire un sens, au chaos qui s’amorce suite à l’arrivée d’une sorte de cirque itinérant dans la ville. Installé sur la place centrale, ce dernier propose notamment de découvrir le corps d’une baleine à l’arrière d’un gigantesque camion moyennant quelques pièces. Le désordre qui agite la ville, évoquant de manière nébuleuse la chute de l’URSS, naît à la fois de cette irruption et des discours tenus par un personnage mystérieux accompagnant l’animal : le Prince.
À l’est des rails
Le titre des Harmonies Werckmeister renvoie au personnage de Giorgy Eszter, vieil oncle musicologue de János qui se perd dans sa quête d’une note véritablement « juste » et ne parvient pas à accorder, ou plutôt à désaccorder son clavecin. Si son monologue théorique, hanté par les textes d’Andreas Werckmeister, offre une sorte d’écho au tumulte politique du récit (« l’ordre harmonique » remis en cause par Eszter pouvant être entendu comme une allégorie de l’ordre établi), le titre du roman dont s’inspire le film circonscrit peut-être plus précisément son essence : La Mélancolie de la résistance. Il s’agit de la troisième collaboration de Béla Tarr avec László Krasznahorkai, écrivain grâce auquel il a trouvé sa « langue » définitive, Damnation marquant un virage capital dans sa filmographie (après une période de films sociaux sous influence cassavetienne). Si la durée des plans-séquences de Tarr est ainsi au moins proportionnelle à la longueur des phrases de Krasznahorkai, le parallèle va toutefois plus loin. Sur le modèle de la dernière page du Tango de Satan, qui s’avère strictement similaire à la première, les films de Tarr dépeignent des révolutions (intérieures ou extérieures) induisant toujours un retour au point de départ. En cela, Tarr n’a rien de réactionnaire : il ne fait que déceler la part mélancolique de la résistance, un peu comme Godard dans Le Livre d’image, lorsqu’il murmurait, essoufflé entre deux quintes de toux : « Et même si rien ne devait être comme nous l’avions espéré, cela ne changerait rien à nos espérances. Les espérances resteraient, l’utopie serait nécessaire. » Sur le chemin, ses personnages auront au moins eu l’occasion de chercher une forme de transcendance.
Il est une fois encore question de transcendance dans Les Harmonies Werckmeister, lorsque János se confronte par deux fois au regard de la baleine. L’animal mythique ne peut pourtant pas lui répondre : il est déjà mort ; ce n’est qu’un spectre que l’on exhibe comme une idole. János se reconnaît pourtant dans la bête : il est lui aussi, quelque part, un être impuissant trimballé au gré d’événements sur lesquels il n’a pas prise. Le film le perd d’ailleurs alors qu’une obscure révolte populaire éclate : dans un hôpital assiégé, la caméra traverse, pendant de longues minutes, des chambres mises à sac, jusqu’à se retrouver face à un vieil homme nu au corps décharné, debout devant un mur. Le plan devient fixe, les armes tombent, les révoltés s’en vont. Il y a quelques années de cela, un professeur de la Sorbonne Nouvelle racontait à sa classe – dont j’étais alors l’élève – une anecdote à propos de cette scène. Lors d’une rencontre organisée après la projection du film, un spectateur aurait demandé à Béla Tarr : « Pourquoi la caméra s’arrête-t-elle ? ». Et le cinéaste de simplement répondre « Parce qu’il y a un mur ». Derrière le bon mot et l’apparent refus de se livrer à l’analyse de son propre film, cette réponse renferme tout de même une valeur symbolique. Le mur infranchissable, c’est celui de la décence : face à l’horreur que charrie la vision du vieillard, la caméra ne peut que s’arrêter. Mais le plan ne s’interrompt pas pour autant : l’appareil pivote pour accompagner la sortie de l’hôpital des hommes désormais calmes, jusqu’à dévoiler une porte ouverte dont ne s’échappe aucune lumière, avant que n’apparaisse soudain, comme sorti du noir, le visage de János en gros plan, le regard dur, les yeux aussi hermétiquement ouverts que ceux de la baleine. On ignorait jusqu’à ce moment qu’il avait assisté au saccage. Face à l’horreur, il ne lui restera plus comme échappatoire que la fuite (sur des rails, au milieu de la plaine hongroise), puis la folie.