Première monographie française consacrée au réalisateur hongrois, Le Temps d’après est un petit livre qui cherche à dire toute la grandeur du cinéma de Béla Tarr, tout en adoptant une forme simple et concise. Jacques Rancière montre la continuité d’un œuvre en perpétuel changement.
Le temps d’après, c’est le temps de la planification de l’État hongrois socialiste qui peine à s’accorder avec les désirs particuliers de chaque citoyen ; c’est aussi le temps du fossé entre les générations qui fait imploser les familles ; c’est encore le temps apocalyptique, la fin pressentie d’un monde battu par les vents et la pluie ; c’est enfin le temps du plan-séquence, figure adoptée par le cinéaste Béla Tarr depuis ses tout premiers films.
Dans cette première monographie française consacrée au cinéaste hongrois, Jacques Rancière cherche à embrasser, avec une grande simplicité de ton, l’œuvre dans toute sa complexité. Conçu un peu comme un film de Béla Tarr, le livre se découpe en cinq chapitres, pensés comme des plans-séquences; cinq petites unités qui s’organisent de façon chronologique, en rendant compte des motifs récurrents tout autant que des problématiques de la filmographie.
Par cette unité de structure, Jacques Rancière montre bien quelle continuité unit les différentes périodes de l’œuvre, permettant au « jeune homme en colère » de passer de la « fiction militante » à un « versant théâtral ». À la permanence de la violence et de l’humiliation exercées par le « pouvoir mâle » répondent, des premiers aux derniers films, la danse et les chansons à quatre sous et leur pouvoir de réconfort.
Dans un souci de créer des concepts généraux, Rancière parle de « cercle ouvert » pour définir l’absence de « centrement perceptif » qui caractérise les différents récits. En effet, le cinéma de Béla Tarr va progressivement tendre vers un but unique : permettre au spectateur non pas de s’identifier aux personnages, mais de « voir ce qu’ils voient », d’habiter l’espace et le temps qu’ils traversent. Rancière insiste sur les longues trajectoires de la caméra qui, le plus souvent, vont à rebours de la direction suivie par les « individus errants ». Ce n’est pas seulement les corps qu’il importe à la caméra de rendre compte, mais aussi leur rapport au décor. Cette persistance du regard est rendue possible par la structure de plus en plus lâche de la narration. Pensés comme des blocs d’espace-temps, les films de Béla Tarr ne se soumettent pas à l’ordre impérieux du récit. C’est pourquoi « le montage, comme activité séparée, a si peu d’importance […], c’est qu’il a lieu au sein de la séquence qui ne cesse de varier à l’intérieur d’elle-même ».
La toute-puissance de la caméra se double aussi d’une volonté de maîtrise sur le réel. Le livre nous rapporte le paradoxe d’un cinéaste, qui tient à tout prix à tourner en décors naturels, mais tout en pliant à son désir les lieux réels, découverts après des semaines de repérages : le port de Bastia vidé de ses bateaux de plaisance pour L’Homme de Londres, la maisonnette du Cheval de Turin édifiée intégralement dans un paysage choisi entre mille. Ce rapport contradictoire au réalisme se retrouve dans les principes de la direction d’acteur. Choisir « des acteurs qui n’en sont pas » pour faire leur demander « d’être le rôle ». L’exergue du Nid familial ne proclame rien d’autre que l’oxymore du jeu avec la réalité : « C’est une histoire vraie. Elle n’est pas arrivée aux personnages de notre film, mais elle aurait pu leur arriver aussi. » À l’image de l’univers apocalyptique que partagent le père et la fille du Cheval de Turin, les mondes de Béla Tarr se dirigent vers une logique du dénuement du récit jusqu’à la raréfaction. C’est aussi ce cheminement vers « le schéma le plus élémentaire » du récit et des actions qui permet au cheval de trouver la place que l’Animal (chiens, chats, vaches, ou même renard) cherchait à se tailler depuis longtemps dans le cinéma de Béla Tarr.
Pour Jacques Rancière, c’est ce trajet vers une simplicité éminemment sophistiquée qui permet à Béla Tarr d’aller vers le « style au sens flaubertien », c’est-à-dire vers « une manière absolue de voir ».