Si le genre du western a pour vocation de permettre aux États-Unis de faire un retour sur leurs propres fondations par le biais de la fiction, alors L’Homme qui n’a pas d’étoile en est un spécimen exemplaire. Livrant une vision poétique d’un territoire et d’un peuple qui ont encore à inventer leurs propres lois, King Vidor y oppose un Kirk Douglas vif et malicieux aux premières rigidités d’un système socio-économique en voie de construction.
Si l’expression familière française de « films de cow-boys » est souvent usurpée, elle vise dans le cas présent en plein dans le mille : la profession de garçon vacher, avec toutes les problématiques qu’elle renferme, n’est pas ici un élément de contexte mais bien le thème central du film. Celui-ci commence par une délocalisation qui ressemble à une fuite : Dempsey Rae emmène ses compétences de cow-boy dans une nouvelle bourgade de l’Ouest, prenant au passage sous son aile le jeune Jeff. La relation entre les deux hommes est l’occasion de quelques beaux moments réflexifs sur le thème de la « cow-boy way of life ». Dempsey joue à fond son rôle de mentor, apprend à son cadet à se battre, à tirer et surtout à faire tournoyer son pistolet. Le film produit ainsi un amusant discours sur les codes du western. La formation du personnage de Jeff est une façon de déconstruire la série d’attitudes qui composent le personnage du cow-boy et surtout, de dévoiler les individus qu’elle masque.
La relation entre individu et société est en effet la question nodale du film. Il nous place au moment charnière où le consensus ne suffit plus à réguler le marché de l’élevage bovin et où se fait sentir le besoin de nouvelles lois. Certains entrepreneurs commencent à avoir des ambitions démesurées ; en face, les autres ressentent la nécessité de s’attribuer un territoire que nul ne puisse leur contester. Étranger à cette logique, l’homme qui n’a pas d’étoile est l’incarnation d’une sorte d’âge d’or de la liberté, d’une époque où le colon – faisant fi des autochtones – pouvait vivre dans l’exaltante illusion que son champ d’action était sans limites.
Le point de vue du film par rapport à cette idéologie est quelque peu nostalgique : Dempsey est condamné au nomadisme s’il veut continuer à vivre à sa façon, étant constamment rattrapé par les barbelés qui foisonnent. La force du film de Vidor ne réside pas dans son point de vue politique, mais dans la façon dont il donne vie à un certain état d’esprit qui fait partie de la mythologie américaine. La volonté d’évoluer dans l’anarchie d’un territoire vierge se manifeste non seulement dans les paroles du personnage, mais aussi et surtout dans une attitude joyeusement libertine : « Demps » balance sa selle au milieu d’un salon, s’asperge des parfums d’une dame, n’est docile à aucune forme d’autorité, et surtout pas à celle de l’argent. C’est dans les confrontations entre Dempsey et Reed, la propriétaire du bétail, que l’opposition entre une existence insouciante et une vie déjà aliénée par la médiation de l’argent se dévoile de la façon la plus expressive. Quand elle lui demande pour quel salaire il accepterait de prendre la tête de son armada de cow-boys, c’est un simple « vous » qu’il oppose à l’alignement de chiffres. Et lorsqu’elle s’offre à lui pour le convaincre de ne pas quitter la région, c’est bien volontiers qu’il accepte, mais sans se garder de lui recracher ensuite en pleine face son mépris d’un comportement aussi calculateur.
Dans L’Homme qui n’a pas d’étoile, comme dans tout autre western, les cow-boys boivent des quantités astronomiques de whisky, mais ici, ils n’échappent pas à la gueule de bois. Vidor exalte la vitalité de ces hommes, leur prégnante activité pulsionnelle et montre ainsi la qualité corporelle particulière de leur rapport au monde. Les deux cow-boys vivent pour eux-mêmes, sans se préoccuper de la totalité à laquelle ils appartiennent, et réciproquement, les logiques socio-économiques n’ont pas encore contaminé leur façon d’exister. Par sa mise en scène, Vidor dresse le portrait d’êtres totalement présents, dont les réactions sont viscérales et les actions instinctives, plutôt que médiatisées par l’assimilation du fonctionnement de la société naissante dans laquelle ils s’inscrivent.