Unique collaboration entre King Vidor et Bette Davis, La Garce est une œuvre aussi cruelle qu’incontournable dans la carrière de l’actrice. Au carrefour de tous les rôles qui feront la gloire de celle qu’on nomma la « reine de la Warner », ce film est pourtant considéré comme mineur dans la carrière du réalisateur de Duel au soleil. Un tort lorsqu’on voit combien Vidor laisse exploser toute sa maestria dans cette impitoyable portrait d’une femme rendue médiocre par son intarissable haine.
Si le titre original, Beyond the Forest (« au-delà de la forêt » si on tente une traduction littérale), entretient un véritable flou sur la genèse du film, sa traduction française, La Garce, interpelle tant il pourrait s’agir d’un titre particulièrement représentatif de l’ensemble des rôles joués par Bette Davis durant toute sa carrière, de L’Emprise (1934) à Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) en passant par L’Insoumise (1938), La Lettre (1940) ou le très éloquent La Vipère (1941). Élevée aujourd’hui au rang du mythe, Bette Davis, à l’instar de sa rivale et ennemie Joan Crawford, n’a jamais choisi des rôles particulièrement valorisants pour son image. Tour à tour hystérique, meurtrière, haineuse, manipulatrice ou cynique, elle s’éloigne volontairement du glamour hollywoodien parfois édulcoré pour devenir l’actrice de la marge la plus brillante qui soit, capable de prendre des risques insensés pour remettre continuellement en question son statut de star.
En 1949, lorsque la Warner lui propose un rôle dans cette nouvelle réalisation de King Vidor, l’actrice n’en peut plus de se sentir prisonnière d’un studio auquel elle est liée depuis seize ans et contre lequel elle intenta un procès très médiatisé puis finalement perdu. Son attitude sur le tournage favorisera bon nombre de conflits avec le réalisateur et elle n’acceptera de mener le projet à son terme que sous condition d’être libérée dudit contrat. Lassé par son attitude, le studio accepte et la libère à la fin de la décennie, ce qui lui permet de tourner l’année suivante ce qui sera probablement son plus grand rôle, celui de Margo Channing dans le fabuleux Eve de Joseph L. Mankiewicz. Mais ce conflit sur le tournage de La Garce, plutôt que de handicaper l’aboutissement du projet, semble nourrir les performances de l’actrice et du réalisateur autour d’un portrait de femme étonnamment détestable.
Rosa Moline (Bette Davis) est une femme de 40 ans qui s’ennuie ferme dans sa province perdue du Wisconsin où il ne se passe jamais rien. Mariée à un médecin peu charismatique (Joseph Cotten), elle ne rêve que d’une chose : quitter son patelin pour rejoindre Chicago, la grande ville où tout semble possible. Mais plutôt que de bâtir son rêve en secret, Rosa crache son mépris aux visages des provinciaux auxquels elle ne souhaite pas s’apparenter. Vêtue d’un blanc virginal, elle arpente fièrement les rues de la petite ville, telle une jeune fille qui est intimement convaincue de son départ imminent. Pourtant, nul ne peut rester aveugle devant ces décalages bien trop flagrants et espérer une conclusion heureuse. Rosa est trop méchante, sadique et bêtement calculatrice pour pouvoir se sortir indemne de cette tentative de rupture. À l’instar d’une Mme Bovary (que Vincente Minnelli avait mise en scène à Hollywood la même année), Rosa poursuit un rêve qu’elle n’atteindra jamais car elle fait preuve d’une telle médiocrité dans l’édification de son idéal qu’elle finira honteusement clouée au sol, anéantie en premier lieu par sa propre haine des autres (et donc d’elle-même). À bien y regarder, ce qui l’horrifie n’est pas tant ce milieu sans perspective dans lequel elle évolue que sa propre petitesse, incapable de devenir une héroïne romantique telle que les romans et Hollywood les créent à n’en plus finir.
À cet effet, King Vidor ne fait preuve d’aucune pitié pour son héroïne. Souvent filmée en contre-plongée ou dans des plans d’ensemble peu avantageux, Rosa n’est rien d’autre qu’un monstre asphyxié par son propre venin. Mais loin de se focaliser sur son héroïne, le réalisateur dresse également un portrait peu élogieux de la grande ville (agressive et anonyme) et de la Province où chacun rivalise de médiocrité satisfaite. Cette petite bourgade tant détestée a effectivement quelque chose de véritablement malsain : en arrière-plan, la déchetterie reste le principal point lumineux de la région tandis que les rues rivalisent d’absence d’animation. Si la cité peut rappeler le romanesque de la conquête de l’Ouest, l’industrialisation semble avoir obstrué toute perspective d’épanouissement individuel. Les hommes qui peuplent l’existence de Rosa n’ont rien d’admirable : tout comme dans Madame Bovary, le mari médecin fait preuve d’une absence de charisme assez déconcertante, cédant à tous les caprices de sa femme, tandis que l’amant tient des promesses que sa lâcheté ne lui permettra jamais de mettre en acte.
Mais ce qui fascine le plus dans La Garce, c’est probablement la performance hallucinante de Bette Davis. À la fois pin-up mal dégrossie et femme vieillissante sur le retour, elle incarne à la perfection ce monstre aussi insaisissable que surnaturel. Étrangement, ce rôle et son interprétation convoquent, avec un étonnant temps d’avance, l’ensemble des personnages interprétés par l’actrice à l’écran jusque dans les années 1960. Encore belle et impétueuse, elle rappelle la détermination de L’Insoumise (William Wyler, 1938) et son goût du calcul n’est bien évidemment pas sans évoquer La Lettre (1940). Mais sa tendance à la passion destructrice (comme dans L’Emprise de John Cromwell en 1934) vite rattrapée par une aigreur démesurée (La Vipère de William Wyler en 1942) laisse rapidement éclater la laideur d’un visage prématurément vieilli par la haine et la rancœur. Furtivement, se dessinent alors ses rôles à venir de vieillarde grandiloquente célébrés par Robert Aldrich dans Qu’est-il arrivé à Baby Jane ? (1962) et Chut… chut… chère Charlotte (1964).
En tous points, La Garce est donc une œuvre charnière et fondamentale dans la carrière de la célèbre actrice. Injustement considéré comme mineur dans le brillant parcours de King Vidor, le film mérite aujourd’hui qu’on s’y penche à nouveau pour y déceler l’étonnante modernité du propos dissimulé derrière ce classicisme étincelant dont le réalisateur était devenu l’un des maîtres incontestés.