En 1928, un an avant son premier film parlant et la crise boursière, King Vidor s’engage dans un projet aussi grandiose que modeste : décrire le quotidien d’une petite famille qui peine à joindre les deux bouts dans la jungle new-yorkaise. Édité dans une copie non restaurée (mais tout à fait acceptable) par Bach Films, La Foule s’impose comme l’un des grands chefs d’œuvre du cinéma américain de cette époque.
Le sensible et la masse
Nous l’avions évoqué lorsque King Vidor avait fait l’objet d’une rétrospective à la Cinémathèque Française : rares sont les cinéastes américains qui ont autant construit leur œuvre sur la dualité entre l’individu et le collectif. Traduite sous forme de conflit dans de nombreux films (Le Rebelle, L’Homme qui n’a pas d’étoile, La Furie du désir), cette dichotomie est ici mise au service d’un parti pris arbitraire et assumé comme tel : extraire un citoyen lambda de la masse pour en faire le héros de sa propre vie, imbriquant sa destinée parmi tant d’autres restées anonymes. Né le jour de la fête de l’indépendance alors que la foule est en liesse, John Sims débute son existence en 1900 dans un petit patelin de province. Orphelin à douze ans, il tente la grande aventure new-yorkaise à vingt-et-un et y rencontre Mary qu’il ne tarde pas à épouser. Ensemble, ils vont tenter de subvenir tant bien que mal à leurs besoins, à l’étroit dans un petit appartement où tout les renvoie à la précarité de leur condition. Deux enfants viennent rapidement peupler ce foyer, amenant avec eux toujours plus de contraintes et d’angoisses vis-à-vis d’un avenir pauvre en promesses. Dans cette peinture du quotidien, King Vidor surprend : des plans qui s’étirent, des malaises qui s’installent durablement, des petits tracas du quotidien qui prêtent à sourire. Sans apitoiement mais avec la minutie d’un documentariste, le réalisateur s’attarde sur chaque détail pourvu de sens : un geste tendre, un regard empathique, une solitude de l’instant, etc. Dans cette reconstitution d’une intimité quotidienne, il est étonnant de voir à quel point la mise en scène et le montage parviennent à rendre ces espaces et les personnages qui les occupent à ce point habités et proches de nous, comme si le réalisateur savait mesurer la dimension factice de son art pour ne l’utiliser qu’aux moments les plus opportuns.
New York et moi et moi et moi
L’autre grand personnage de La Foule n’est autre que la Grosse Pomme, ville grouillante aux dimensions gigantesques, fourmilière infatigable où où les destinées individuelles se fondent dans l’anonymat. La même année, André Sauvage réalisait Études sur Paris, un vrai document d’époque sur la ville. À sa manière, King Vidor propose un témoignage équivalent même s’il s’intéresse peut-être moins à l’architecture de New York (quoique les contre-plongées soient très nombreuses et laissent deviner la fascination qu’exercent les gratte-ciels de Manhattan) et davantage au quotidien routinier de ses habitants. Les plans sur la foule se superposent, les individus disparaissent dans la masse et la densité du trafic donne à la ville le profil d’une mégalopole contemporaine. C’est dans cette infatigable rythmique que John et Mary se rencontrent. Dans une série de scènes renversantes, le réalisateur les suit (ainsi que de deux de leurs amis) à Coney Island où les manèges et divertissements sont prétextes à une certaine mobilité de la caméra (fait plutôt rare à l’époque) et à un montage serré qui traduit l’enivrement progressif des personnages. Chaque étape-clé de leur histoire intime est systémariquement replacée au milieu du collectif : une demande en mariage qui se formule dans une rame de métro, une première nuit passée dans un train-couchettes, etc. Même les drames traversés (la perte d’un enfant renversé par une voiture) sont liés à l’espace public, à cette ville que chacun peuple avec ses rêves et ses déceptions. D’ailleurs, l’une des scènes les plus déchirantes du film ne montre-t-elle pas John descendre dans la rue pour quémander le silence des passants pour le repos de son enfant à l’agonie ?
Trouver l’issue
Même si la majeure partie des scènes nous ancre dans la ville de New York, il y a dans La Foule une volonté très humaine de s’extraire d’un environnement synonyme d’obligations sociales. S’échapper pour mieux se trouver devient l’enjeu principal d’une mise en scène qui construit toute sa dynamique autour de la valeur symbolique des volumes et des profondeurs de champ (on sent d’ailleurs l’influence de Borzage et de Murnau). Au cour du film, deux scènes se répondent parfaitement dans leur manière d’appréhender l’espace et la ligne de fuite. Lorsque John, alors enfant, apprend la mort de sa mère, il est filmé en plongée dans un escalier où toute les issues sont bouchées (la caméra d’un côté, la foule de l’autre). Ce deuil prématuré dresse un mur dans son parcours d’adulte en devenir. Mais à cet obstacle infranchissable répond majestueusement la scène où Mary accouche de leur premier enfant. Cherchant la salle de la maternité, John s’engouffre dans une pièce qu’on croit d’abord exigüe. Celle-ci révèle finalement un volume inattendu, offrant un trou d’air, une bulle d’oxygène dont on croyait John privé. King Vidor ne cesse donc de jouer sur la signification symbolique de ces espaces, comme par exemple cette impressionnante scène où le jeune homme se fond dans l’incroyable masse d’employés dans l’immense open space où il travaille. Mais ce qui fait toute la beauté et la grandeur de La Foule, c’est qu’il n’y aucune uniformité pour caractériser tous ces individus. Le dernier plan, d’une belle ampleur, le rappelle justement : le public est une somme d’individus aux histoires particulières.