Après The Housemaid, Im Sang-soo poursuit son portrait d’une bourgeoisie tyrannique. C’est avec l’image d’un coffre-fort rempli de billets de banques que débute L’Ivresse de l’argent. Autant dire que le trait ne s’est pas affiné d’un opus à l’autre. C’est encore avec outrance que le cinéaste coréen dépeint cette fois le parcours d’un jeune homme réservé au service d’une famille coréenne aussi riche et puissante que dégénérée : une matriarche d’une immoralité sans bornes, un père sur le point de rompre avec une vie de lâcheté et d’humiliation par l’argent, un fils que l’on ne cesse de devoir sauver de la prison, une fille au comportement aussi ambigu que sa beauté est évidente.
Comparé à d’autres cinéastes qui se posent en moralistes par le truchement d’un usage éhonté du sordide, Im Sang-soo se démarque par son refus de tout réalisme. Malgré la lourdeur de son propos, L’Ivresse de l’argent peut donc aisément s’aborder à la manière d’un bon comics, comme une expérience ludique. Les plans d’Im Sang-soo jouent parfois de la durée mais toujours dans la recherche d’un point de vue percutant et neuf. Ils manifestent leur planéité, se faisant volontiers le théâtre d’effets de matière qui empêchent de s’immerger dans la profondeur de l’image. Cette surcharge de style fait que, plutôt que de pousser le spectateur de force vers un propos trop simple, le film invite à une promenade sensitive.
Enfermés la plupart du temps dans la demeure de la famille Baek, nous ne cessons pourtant de la redécouvrir. Chacun de ses recoins semble se démultiplier sous l’œil de la caméra. La mise en scène d’Im Sang-soo est aussi sophistiquée que tapageuse. Le cinéaste ne recule devant aucun plan clinquant, ni devant l’érotisation constante de son trio de jeunes acteurs mais cette vulgarité n’est pas incompatible avec une forme de panache. Les effets d’Im Sang-soo sont souvent inattendus et L’Ivresse de l’argent est riche en détails qui font tache, comme l’omniprésence des œuvres d’art contemporain dans la maison, qui ne cessent d’attirer l’attention sur elles : une façon simple de contrarier la prévalence du récit dans un film de fiction. De la même façon, de nombreux moments du film sont perturbés par des choix de point de vue insistants mais pour le moins opaques, qui laissent songeur quant aux intentions du cinéaste.
Il y a sans doute quelque chose de gratuit dans ces effets, une sorte de modernisme réchauffé et l’on ne dépasse pas beaucoup sur l’échelle de l’émotion le stade du vague étonnement. Mais ces détails donnent également le sentiment d’une certaine sincérité, qui fait de L’Ivresse de l’argent une œuvre moins pénible à regarder que d’autres films à la forme hypertrophiée. Dans cette alchimie, les personnages entrent en ligne de compte. Si tous ressemblent à des mannequins de cire, certains manifestent un surprenant relief. Les personnages de Nami et d’Eva restent insaisissables. Manifestement mues par leur raison et leurs sentiments, pas simplement par leurs pulsions, elles restent pourtant attachées à la dégradation morale qui les entoure. Tout en les élevant au-dessus de la corruption ambiante, Im Sang-soo n’en fait pas d’innocentes victimes. Le portrait noir que le cinéaste dresse de l’humanité évite à la fois le confort du manichéisme et celui du cynisme absolu.
Le personnage de Young-jak est le parfait délégué du spectateur dans le film puisqu’il découvre en même temps que nous la famille Baek et ceux qui la servent. Mais c’est un délégué particulièrement passif, quasiment inexistant : L’Ivresse de l’argent est à tous les niveaux un anti-Rosetta. Et finalement, la tonalité indolente de l’œuvre d’Im Sang-soo touche plus juste que le vérisme des frères belges. En nous rendant quasi-indifférents à l’histoire qu’il raconte, Im Sang-soo ne pointerait-il pas aussi, par là même, notre indifférence face à l’immoralité, dès lors qu’elle ne nous concerne pas directement ? La réalité pénètre-t-elle plus constamment ou plus profondément en nous que les images à la fois lisses et biscornues de son film ? Au bout du compte, le cinéaste coréen raconte mal une chose pour en raconter mieux une autre. Gardons nous cependant de parier qu’il y parvient par adresse plutôt que par une combinaison de caprice et de hasard.