Deux ans avant son Vieux Jardin, Im Sang-soo s’interroge déjà sur la figure du héros dans The President’s Last Bang. Le titre coréen du film signifie « ces gens, à ce moment-là », et c’est bien ce dont il est question, finalement, dans ces deux films : de personnes humaines, percluses de défauts, de qualités, d’idéaux et d’illusions, broyées par la vacuité shakespearienne de la course au pouvoir, libertaire ou dictatorial.
En 1979, la Corée du Sud est sous l’égide du président de la République Park Chunghee. Lors d’une tentative de coup d’État, le chef de la KCIA Kim va l’assassiner, et tenter de prendre le pouvoir par la politique et la manipulation. Sa manœuvre échouera, et lui et certains autres conspirateurs seront exécutés. Quelles étaient les motivations de cet homme ? Était-il un révolutionnaire démocrate, tel qu’il l’a dit à son procès ? Était-il un homme rongé par la maladie, l’envie et la jalousie, tel que le montre Im Sang-soo ? Était-il un peu des deux, était-il tout autre chose ? Peu importe, souligne le cinéaste par le biais de la voix off conclusive. Ni la thèse développée par le film, ni les données historiques officielles ne font la différence, face au visage humain défait et vaincu du conspirateur Kim, pas vraiment déchu comme Richard III, ni aussi réellement fou que Macbeth, mais en tous cas, fondamentalement shakespearien.
Car tout The President’s Last Bang tient du théâtre. Dramatiquement d’abord, puisque les trois unités théâtrales sont globalement respectées (l’unité de lieu serait : la chambre de décisions politiques); puisqu’également, le récit procède selon une succession d’actes bien définie (exposition des personnages, présentation des enjeux, action, complot et déchéance). Le récit est également physiquement théâtral, puisque les décors sont une véritable scène, d’autant plus que la caméra passera à de nombreuses reprises à travers les murs comme à travers un décor de carton – avec en point d’orgue le magnifique plan-séquence où l’agent de la KCIA Ju inspecte les lieux du carnage sous les yeux d’une caméra plongeant depuis le plafond. Métaphoriquement, enfin, car à l’instar des auteurs du théâtre baroque, Im Sang-soo oppose ordre et chaos, en alternance. L’ordre d’une mise en scène léchée dans des décors aux lignes architecturales droites, épurées, et scrupuleusement respectées par le cadre et la mise en scène ; contre le chaos de la conduite hystérique de Kim avant l’assassinat, le désordre de l’assaut sur la chambre présidentielle, le tout sous l’œil d’une caméra vive, prompte aux mouvements, et à la défocalisation de son image. Puis vient l’ordre, à nouveau, lorsque comme Kim tente un coup d’état politique, puis le chaos, lorsque la minutie de ce plan cesse, et que tout part à vau-l’eau.
Les axiomes de la sagesse politique insistent souvent sur l’impermanence des choses : ni paix ni guerre ne durent, non plus que les divers régimes. Mélancolique et narquois, Im Sang-soo revient avec distance sur un épisode clé de la marche de la Corée du Sud vers la démocratie, en montrant, toujours théâtral, les coulisses d’un pouvoir qui finalement n’aura jamais eu la main haute. L’Histoire, comme le cinéma, se nourrit d’image potentiellement factices. La voix off conclusive de The President’s Last Bang contribue à maintenir le doute : a‑t-on vu une reconstitution ou une interprétation ? La réalité, ou une fiction ? Peu importe, finalement, à Im Sang-soo que ce soit l’un ou l’autre.
Parabole politique, The President’s Last Bang dénonce toute forme d’angélisme, montrant derrière ce qui aurait pu être un évènement iconique des individus écrasés sous le poids de leurs actes (tel Kim lorsqu’il fait feu pour achever le dictateur), et de leurs ambitions. L’ironie froide et mordante de The President’s Last Bang légitime le doute que l’on peut avoir sur la véracité de l’image en général – ce qui fait à la fois d’Im Sang-soo un grand polémiste politique, et un cinéaste plein d’humilité.