Le Vieux Jardin, le cinquième long métrage d’Im Sang-soo, sonne déjà comme une confirmation et réactualise un certain nombre d’obsessions entrevues dans ses films précédents. Son sens aigu de la mise en scène vient embrasser les événements politiques qui secouèrent la Corée du Sud en 1980 – The President’s Last Bang contractait son intensité dramatique le temps d’une nuit (26 octobre 1979 : l’assassinat du président Park Chung-hee), la démarche du Vieux Jardin est tout autre : le film traverse dix-sept ans de l’histoire de Hyun-woo, un militant socialiste qui sort de prison après les événements de 1980 et qui revient sur son passé.
Revenir après dix-sept ans. Voilà la proposition dramatique du nouvel opus d’Im Sang-soo. Hyun-woo, jeune militant socialiste qui a pris part aux manifestations de mai 1980 réprimées par l’armée, est recherché en tant que membre d’un noyau d’activistes. Pendant quelques mois, il trouve refuge dans la montagne. Il y rencontre Yoon-hee avec qui il partage une histoire d’amour intense et passionnée. C’est dans ce trou d’air, à l’écart des événements politiques, qu’il va écrire son histoire personnelle – la seule qui puisse compter vraiment. La métaphore champêtre dévoilée dans le titre s’impose dans la vision : Hyun-woo se taille un jardin aussi neuf que beau, clos et hermétique. Après la violence des bagarres militantes, la rencontre de Yoon-hee sonne comme une résurrection, une rêverie aux élans bucoliques. Balade, pique-nique dans la campagne coréenne, vie rythmée sur le pouls de la Nature, scènes d’amours, pluies torrentielles se suivent en mesure et concourent à concevoir dans la bulle comme un églogue amoureux. Mais la tentation révolutionnaire est trop forte. Hyun-woo retourne auprès de ses amis socialistes. Pour changer le monde ? En vain, car c’est la matraque et la prison qui l’attendent.
Dix-sept ans plus tard, la peine est purgée. Hyun-woo retourne sur les lieux et cherche à combler l’écart ou, en quelque sorte, à remplir l’ellipse. Dorénavant, le jardin est vieux, broussailleux. Une végétation épaisse et confuse a eu le temps de croître. Elle obstrue la vision. Le Vieux Jardin, c’est l’histoire d’un défrichage, d’un retour sur soi. Les lignes temporelles se tressent l’une à l’autre, se nouent en certains points tandis que les souvenirs reviennent. À l’aune du présent, le passé se clarifie, les événements se détachent du brouillard des années. La leçon d’Im Sang-soo est d’une lucidité historique aussi sèche que nette : dix-sept ans de prison, pourquoi ? Pour rien sans doute, ou presque. Et tandis que Hyun-woo revient sur sa vie, l’ironie cruelle du cinéaste se fait de plus en plus pressante. Le véritable héroïsme n’était pas dans ce combat éphémère, perdu d’avance, qui avait les boursouflures d’une fièvre adolescente. L’Histoire est vaste, terrible ; elle entraîne dans son tourbillon les aveugles. Peut-être que le véritable héroïsme est dans la mesure, l’intelligence distante, la constance ; celle de cette femme, que le jeune homme de l’époque, dans son aveuglement, a laissée sur sa route.
La force du film d’Im tient au discours qui le sous-tend. Le Vieux Jardin consacre définitivement le cinéaste dans la catégorie des penseurs dont le raisonnement s’enracine dans une véritable lucidité de l’intelligence. Il faut trouver sa place entre le Hegel de « rien de grand dans l’histoire ne s’est fait sans passion », et le Brassens de « mourir pour des idées, l’idée est excellente. Moi, j’ai failli mourir de ne l’avoir pas eue…» Le Vieux Jardin est un récit sur l’Histoire, qui met en scène une confrontation entre l’histoire intime (le particulier) et le combat collectif (l’universel). Toute la maîtrise du grand récit politique, quelle qu’en soit par ailleurs son empreinte générique (d’un Francesco Rosi, maître du réalisme critique, à un prestidigitateur de la politique-fiction comme Peter Watkins), consiste à faire tourner le récit sur lui-même, et à le faire basculer dans une considération sur l’histoire. Dans la profondeur du récit se dégage subrepticement la prégnance d’une question : à quoi sert l’engagement en faveur d’une insurrection vouée à l’échec ? À l’honneur ? À l’oubli de soi ?
Ce que le passé avait de bucolique n’est plus qu’une teinture nostalgique. Rattraper le temps, refaire surface et respirer à l’air de sa propre existence : voilà les derniers défis de Hyun. Accordés semble-t-il par le cinéaste, qui lui offre dans le plan final, comme dans une rêverie sous forme de promesse, une fille de dix-sept ans et une femme ressuscitée. Une rêverie qui a peut-être des airs de réconciliation.