Le nom du cinéaste William Wyler a souvent été réduit à son plus grand succès oscarisé, Ben-Hur, et à quelques autres films comme Vacances romaines dont le ton doux-amer ne saurait faire oublier une filmographie bien plus dense que ces prestigieuses envolées appuyées par certaines figures comme Audrey Hepburn ne le laissent paraître. Juste après La Rumeur, qui évoquait en 1961 avec sensibilité le thème fort peu développé à l’époque par Hollywood de l’homosexualité féminine, William Wyler fait en 1965 une escale dans la vieille Europe pour tourner au beau milieu du bocage anglais. Il est temps aujourd’hui de redécouvrir ce film oublié bien à tort : L’Obsédé est le portrait précis et glaçant d’une frustration sexuelle et sociale ‑l’une ne va ici sans l’autre- qui prouve, à l’instar d’un Mankiewicz, la capacité certaine de Wyler à la captation visuelle d’une intimité détraquée.
La collection du non-sentiment
L’obsédé en question est Freddie Clegg, lépidoptérophile et heureux propriétaire d’une camionnette qui lui permet de surveiller les faits et gestes de l’objet de toutes ses attentions : Miranda, jeune étudiante fringante en histoire de l’art à Londres. Moqué par ses collègues de la banque, le petit employé sans saveur et sans ami a gagné une fortune aux paris sportifs. Loin de profiter d’une existence paisible permise par cet afflux financier, Freddie utilise ses ressources pour organiser sa réunion avec Miranda qui ne pourra avoir lieu qu’en kidnappant celle-ci. L’argent, comme les êtres, sont pour Freddie des moyens : la satisfaction d’un désir est du même ordre que l’administration pratique du quotidien.
L’introduction du film nous présente donc la traque de Miranda qui commence par l’achat d’une maison et de sa cave gothique que Freddie aménage pour recevoir son hôte contrainte. Dès cette première étape, Wyler réussit parfaitement à figurer et construire l’obsession de son personnage : la chasse humaine commence par des plans serrés qui, sans prendre le point de vue du maniaque, en révèlent l’étroitesse et la précision froides. Ces premiers plans d’angoisse pure pour l’œil extérieur et d’attente malsaine stimulante pour l’œil de Freddie écrasent le mouvement de Miranda qui se balade, se dispute avec son petit ami, fait voleter les plis de sa robe. Sa liberté est déjà mis en cage par le calcul du voyeur et kidnappeur. Nul doute que la science du détail de Wyler n’ait besoin que de quelques minutes pour faire son effet.
La ménagerie de pierre
Il est vrai que la force de frappe du réalisateur est assez comparable à celle de son personnage. Mais, si Wyler ne déshumanise pas Freddie, il est loin d’en épouser le regard et la quête. Aucun doute n’est permis sur le statut de chacun, victime et bourreau. La relation qui se noue entre les deux est au centre de l’étude entomologiste : Le Limier, réalisé quelques années plus tard par Mankiewicz n’a pas renié cette absorption par le film du temps criminel. Plus varié et terrifiant que le face-à-face un peu suranné du film de Mankiewicz, le huis clos de L’Obsédé est tout entier consacré à l’inadéquation sociale de Freddie et ses conséquences. De la cave voûtée au jardin que Miranda aperçoit le temps d’une accalmie de la paranoïa de Freddie en passant par la maison de celui-ci, symbole du couple et du lien illusoires que le kidnappeur, le temps n’a plus de prise sur les choses et les personnages. Les ressorts psychologiques du maniaque sont assez classiques, découvrant peu à peu l’humiliation quotidienne d’un gratte-papier frustré sexuellement et socialement qui se transforme en pathologie psychiatrique multiforme (paranoïa, impuissance, mégalomanie).
Ce qui l’est moins, c’est la tentative désespérée de Miranda de faire sortir l’humanité de ce monstre et, tout en essayant de manipuler l’amoureux éconduit, de garder, par lui, contact avec le monde. Dès leur première confrontation, Miranda essaye de prendre l’ascendant psychologique sur son ravisseur. Bien que toutes ses tentatives d’évasion et de dialogues se soldent par des échecs cuisants, elle marchande, séduit, change de stratégie, utilise tous les moyens possibles pour rationaliser l’absurdité d’un échange avorté dans l’œuf par la hiérarchie imposée. Ce n’est pas l’impossibilité de l’intimité avec Miranda qui fait basculer Freddie dans une folie de plus en plus hystérique, c’est l’impossibilité de l’intimité tout court. Elle se traduit lentement par une montée de la violence et du refus de toute forme de culture. L’obsédé multiplie ses obsessions (les papillons, Miranda, le sentiment de puissance…) pour revenir à la seule réelle : lui-même ou la satisfaction d’un désir strictement individuel.
Quand Miranda peint, il ne voit que le croquis qu’il pourra accrocher au-dessus de sa cheminée ; quand Miranda lit et tente de partager son amour de Salinger avec lui, elle le renvoie à sa propre médiocrité ; quand l’étudiante en histoire de l’art présente ses tableaux favoris, la haine du cubisme rappelle au pervers sa propre laideur morale. Logiquement, la seule ouverture sur le monde du théâtre obsessionnel est Miranda, et l’enfermement de celle-ci est aussi celui de Freddie. Il n’y aura pas de punition, pas de morale, pas de renaissance du jugement. Jusqu’à la dernière image, Wyler s’accroche comme Miranda au portrait effrayant d’un homme qui a perdu la conscience d’être face à une femme dont la force d’imposer son humanité s’affaiblit peu à peu. Et son cinéma est autant l’image de la terreur que de l’abandon.