Adapté du romancier Somerset Maugham par le scénariste de Casablanca, Howard Koch, La Lettre est le deuxième film que tourna Bette Davis avec le réalisateur multi-oscarisé William Wyler, deux ans après L’Insoumise (Jezebel, 1938) et un an avant La Vipère (Little Foxes, 1941). Si le rôle tenu par la comédienne joue sur les mêmes registres que ces deux productions, le contexte, lui, est différent : alors que L’Insoumise et La Vipère se situaient au XIXe siècle au sein de grandes familles américaines (du Vieux Sud notamment), William Wyler utilise cette fois l’exotisme étrange et dangereux de Singapour pour jouer à plein la carte du film très noir, où Bette Davis interprète la femme fatale criminelle qui restera sa marque de fabrique.
En 1940, Bette Davis est au sommet de sa gloire : après un retentissant procès perdu contre le studio Warner au milieu des années 1930, elle obtient enfin des rôles à la mesure de son talent. Oscarisée pour L’Insoumise, où elle interprète un ersatz de Scarlett O’Hara pour se venger de ne pas avoir été préférée à Vivien Leigh dans Autant en emporte le vent, elle devient la star principale de la Warner avec La Lettre (qui lui vaut une nouvelle nomination aux Oscars). Les personnages qu’elle incarne alors l’éloignent définitivement de la jeune première qu’il lui coûtait déjà d’incarner au début de sa carrière. Bette Davis, personnalité excentrique et caractérielle, est la tragédienne par excellence : sacrifiant son amour à sa fierté, puis sa vie à son amour dans L’Insoumise, affamée de pouvoir et d’orgueil dans La Vipère, la voici criminelle de sang-froid dans La Lettre, préférant supprimer celui qu’elle aime plutôt que de le voir s’attacher à une autre, indigne de lui selon elle – car « indigène ».
Si Bette Davis se détache des rôles tenus par ses consœurs d’Hollywood – dont certaines sont à l’époque devenues des « poisons du box-office » (Katharine, Marlene, Greta, Joan), c’est sans doute à son visage très particulier qu’elle le doit : moins jolie sans doute, moins glamour, des yeux un peu exorbités pouvant facilement traduire la folie ou la cruauté, une bouche qui se tord sous les effets de l’énervement, un front large et hautain, un menton légèrement avancé… Bette Davis est la garce du cinéma américain, mais une garce en dentelles et en déshabillés de satin, une criminelle de la haute, hypocrite, voleuse, méchante, mais toujours classe. C’est ainsi que William Wyler la filme dans la première scène de La Lettre, immobile, droite et pleine d’assurance alors qu’elle vide le chargeur de son pistolet dans le corps d’un homme tombé à ses pieds sur les marches d’un escalier. S’ensuit alors une autre scène, splendide, où son personnage, Leslie Crosbie envoûte ses interlocuteurs – mari et avocats venus sur les lieux du drame – en contant son histoire d’une voix posée et ferme, entrecoupée quand il le faut de petits sanglots, déroutante d’assurance alors qu’elle vient, selon ses dires, d’échapper à un viol. Seules ses mains, tremblantes, ne sachant à quoi s’accrocher, son mouchoir ou le costume de son époux, la trahissent : cacherait-elle un vilain secret ? Et Wyler de contempler sa façon de discourir, de se calmer puis de s’agiter, de parler puis de se taire, et enfin, dans un superbe plan, de se lever pour mimer une scène, de dos afin de ne pas trahir ses émotions et pour mieux suggérer la violence d’une situation insupportable − ou pour dissimuler son mensonge.
Bette Davis est l’âme de La Lettre. Dans les rares scènes où elle est absente, elle intervient encore pour entraîner son entourage dans sa chute : son mari, trop bon et trop dominé pour mettre en doute chacune de ses paroles ; ou son avocat, incapable de lui résister alors que sa carrière est en jeu et qu’il apprend qu’il va devoir défendre une meurtrière sans circonstances atténuantes. Seule la veuve éplorée de la victime saura tenir tête à Leslie la manipulatrice et l’engager dans un duel cruel, un échange de regards qui en dit long sur la tragédie à venir. William Wyler filme cette confrontation dans une atmosphère étrange, envahie par la fumée de l’opium et l’oppression de la terre orientale, méconnue et toujours illustrée comme les bas-fonds de l’enfer dans le cinéma hollywoodien. Si Leslie Crosbie doit payer pour son crime (une modification du roman réclamée par la censure, qui refusait qu’un film puisse se finir sur l’absence de punition d’un meurtrier), c’est avant tout à ces « étrangers » qu’elle le doit, ceux qu’elle méprise en se comportant comme conquérante dans un pays qui n’est pas le sien. L’apparition quasi diabolique de la femme « indigène » de la victime est ainsi plutôt une projection subjective de la terreur que lui inspire Leslie que la vision du réalisateur lui-même.
William Wyler, justement, érigé d’abord en modèle puis décrié pour ses excès de classicisme, fut l’un des premiers à exploiter la profondeur de champ afin de mettre en adéquation l’état mental de ses personnages et les décors. Deux ans avant Orson Welles dans Citizen Kane, le réalisateur de Ben-Hur osait s’intéresser à un arrière-plan infini dans les magnifiques scènes de bal de L’Insoumise. Dans La Lettre, on sent qu’il poursuit cette expérimentation de l’espace comme si s’arrêter au premier plan signifierait croire sans retenue aux mensonges et aux déguisements de Bette Davis sans jamais donner la moindre considération à « l’arrière-plan ». Il y a donc dans ce film une véritable adéquation entre la complexité du personnage et les partis pris de mise en scène. À noter enfin que le film bénéficie d’un noir et blanc somptueux accentuant les contrastes comme pour mieux faire ressortir la schizophrénie de l’héroïne qui peut basculer en un éclair de seconde de l’obscurité la plus angoissante à la lumière aveuglante d’une lune dont le faisceau fait systématiquement tomber les masques.