Durant sa longue carrière hollywoodienne, William Wyler a abordé des genres très différents : du western au péplum, en passant par le policier. Mais, de tous, celui qui lui permettait d’affirmer le plus sa patte singulière était certainement le mélodrame. Après tout une série de portraits féminins qui en fit l’un des plus grands directeur d’actrices dans les années 1940, le réalisateur alsacien osait en 1952 un drame cruel d’une étonnante précision où les ravages du romantisme n’épargne plus les hommes.
William Wyler, s’il s’est toujours plu à mettre en scène des mélodrames romanesques, n’a jamais occulté les déterminismes sociaux induits par le cadre historique choisi. La guerre de Sécession, le colonialisme et l’intolérance ont souvent servi de toile de fond à des portraits de femmes malmenées par le peu de considération que la société voulait bien leur accorder, ainsi exposées à un asservissement moral toujours dangereux (on pense alors à L’Insoumise (1938), La Lettre (1941), L’Héritière (1949) ou encore La Rumeur (1961)). Avec ce film de 1952, simplement intitulé Carrie en version originale, le réalisateur ne déroge pas à la règle en s’intéressant à l’arrivée à Chicago d’une jeune femme (Jennifer Jones) issue d’un milieu provincial et très modeste. Nous sommes en 1890 et la place des femmes sur le marché du travail est encore précaire. Hébergée par une tante très regardante sur ses fréquentations, Carrie se voit confier un travail d’ouvrière dans une usine de confection de chaussures. Épuisée par la cadence imposée (on saluera au passage le réalisme avec lequel le réalisateur dépeint les conditions de travail), la jeune femme se blesse et est licenciée sur le champ. Démunie, elle se retourne vers un homme qui l’a draguée quelques temps plus tôt dans le train puis fait la rencontre de George Hurstwood, richissime patron d’un restaurant chic, dont elle va rapidement tomber amoureuse.
Passé les premières scènes, on croit – à tort – deviner quelle va être la trajectoire de la jeune Carrie. Jolie femme, démunie sur le plan matériel, licenciée par un chef peu scrupuleux, courtisée par un homme pour qui le mot solidarité n’est qu’un trompe-l’œil, on l’imagine déjà malmenée, humiliée et totalement mise au ban d’une société qui ne pardonne pas aux femmes leur volonté d’indépendance. Mais quelque chose en Carrie semble contredire ce programme un peu trop prévisible : de déclarations qui marquent une certaine forme de lucidité («Les pauvres n’ont pas d’autres choix que d’aimer ceux qui sont bons pour eux») en actes de rébellion contre toute sorte de rumeurs sur sa supposée vénalité, on imagine que la trajectoire de ce personnage ne sera pas si linéaire. Et de toutes façons, force est de constater que Wyler n’a jamais porté beaucoup d’intérêt pour les intrigues cousues de fil blanc. Les femmes ambiguës (Bette Davis en fut l’une des meilleures incarnations) ou encore celles qui connaissent subrepticement le bonheur pour mieux le voir s’évaporer (L’Héritière) collent bien davantage à l’univers d’un réalisateur qui a toujours mêlé avec un certain génie flamboyance et cruauté. Ici comme dans beaucoup d’autres de ses films, l’ampleur des mouvements de caméra, le travail sur les perspectives et la profondeur de champ ne sont là que pour troubler l’apparente évidence des plans. Carrie n’est donc pas l’héroïne d’un roman photo, mais bien le point d’équilibre d’un drame social où l’ascension des uns provoquent la déchéance inattendue des autres.
Romantique jusque dans son aspect le plus morbide, le cinéma de Wyler s’est toujours attaché à mettre en scène des personnages pour qui la croyance en l’amour fait profession de foi. Mais là où le cinéma tend souvent à réserver ces débordements aux personnages féminins, le réalisateur – réputé pour son progressisme et son féminisme – refuse de circonscrire l’addiction sentimentale au seul sexe féminin et fait de George Hurstwood, le personnage incarné par Laurence Olivier, l’un des amants les plus romantiques que le cinéma ait connus. Soumis aux quatre volontés d’une épouse calculatrice et peu aimante, il prend le risque de tout mettre en péril, accumulant les prises de décision insensées auxquelles son rang ne l’autorise pas, afin de pouvoir vivre librement son amour pour cette jeune femme finalement peu attachée à la réussite sociale. Avec un étonnant réalisme, Wyler suit ce couple engagé sur une pente savonneuse, dont l’amour est mis constamment à l’épreuve du quotidien. Progressivement, le personnage de Carrie ne devient plus le moteur du drame, laissant son nouveau mari prendre le relais de la précarité et de la déchéance. Et c’est probablement à ce moment-là que le film prend toute sa magnifique ampleur. Il faut voir comment le réalisateur capte les moindres gestes et regards d’un homme incapable de se départir d’une élégance si naturelle (Laurence Olivier y trouve probablement l’un de ses plus beaux rôles) dans les situations les plus pathétiques. Prêt à tout pour honorer son engagement sentimental, l’homme subit sans broncher les pires humiliations. Et pourtant, Wyler dépasse cette empathie un brin condescendante attendue pour donner à ce personnage bouleversant une aura quasi christique, celle du sacrifié qui s’efface dans la douleur et la mort pour permettre à ceux qu’il aime d’exister pleinement.