Avec La Bataille de Solférino, la sélection 2013 de l’ACID comptait dans ses rangs un premier film fulgurant d’ambivalence qui achève de révéler au grand public la jeune cinéaste Justine Triet, remarquée l’an dernier à Brive avec son moyen métrage Vilaine fille mauvais garçon. En plein cœur du dénouement électoral que fut le 6 mai 2012, une journaliste de télévision et son ex-compagnon s’embrouillent sur la garde de leurs enfants. S’engouffrant dans le tumulte de l’événement public, elle le saisit dans toute sa vacuité en un pur tourbillon émotionnel au sein duquel s’accordent et se désaccordent les individus.
La Bataille de Solférino prend pied dans le remue-ménage du quotidien : les enfants qui pleurent et les parents qui font les cent pas en tentant de les bercer, sans que l’on sache qui, des uns ou des autres, suscite un tel cirque d’angoisse. Cette spirale sans foyer, véritable vertige pour qui n’en saisit pas la boucle, Justine Triet en fait l’enjeu de son film en s’attachant à lui donner toute son ampleur. La scène d’ouverture, intense et entraînante, orchestre ainsi une sorte de valse qui met les personnages à l’épreuve de la fébrilité rampante de la mise au point permanente qu’est le quotidien. Entre Laetitia (Laetitia Dosch), partant travailler en ce dimanche d’élection présidentielle, Virgil (Virgil Vernier) son compagnon nonchalant et Antoine (Marc-Antoine Vaugeois), jeune étudiant censé garder les deux petites filles de Laetitia, chacun se voit, à tour de rôle, frappé d’inertie sous la puissance d’engrenage des contretemps et autres tentatives d’ajustements dans l’espace du foyer. Triet impressionne par sa manière de faire du prosaïque une pure question de rythme : éclats, revirements, désamorçages, à tout moment les forces en présence peuvent inverser, accélérer ou décélérer la situation tel un carrousel détraqué.
Le rythme induit le mouvement. Filmer l’élection présidentielle de 2012, c’est moins en rapporter des images qu’en saisir la vague physique, quasi chimique, d’une société à un moment donné. En ce sens, la progressive substitution de l’événement politique par le drame intime produit une ambivalence inédite et riche. Dans l’ineptie de la parole politique des discours repris ad nauseam et, surtout, des électeurs de tous bords interviewés en micros-trottoirs souvent hilarants, le film se fait l’expression privilégiée d’une crise battant son plein. On aurait tort de prendre ce constat déceptif pour une prise de parti dépolitisée, voire apolitique qui botterait en touche. Bel et bien centré sur le politique, le film en formule la vacuité et mesure l’impuissance des gestes censés le porter. L’image cristallisante du film, celle de la foule massée rue de Solférino, est en réalité celle de citoyens qui s’enthousiasment à la seule vue de leur étendue sur les écrans géants de télévision, pure expression tautologique. Faire groupe, faire corps fut peut-être la véritable victoire, éphémère et à demi signifiante, de ce 6 mai 2012.
Le film prend un tour totalement singulier par la manière dont il capte un événement public sur le vif, de manière documentaire, pour faire le récit d’un conflit conjugal. Les images de Paris traversé à moto, outre le fait qu’elles rendent à la ville si aisément figée en carte postale sa dynamique et son foisonnement, se chargent d’une dimension subjective, intime, chacun portant le souvenir de ce que fut ce dimanche d’élection. Dans ce grand vortex de l’événement public, la dérive des individus devient bouleversante : c’est l’image de Vincent (Vincent Macaigne) en père déboussolé dans la foule gigantesque que l’on perd puis retrouve, dans une belle confrontation du micro au macro. Cette séquence où la fiction déborde le réel et le transforme, œil du cyclone, produit une émotion d’une rare finesse qui ouvre sur la nécessité d’une reformulation du quotidien. Que faire de cette fébrilité à s’accorder ? Dans une furtive scène, de retour de la place de la Bastille abandonnée aux trouble-fêtes, le film soulève l’idée d’un quotidien à inventer, à rebours d’une tyrannie de la conformation aux rôles assignés par la société. À rebours de la facticité – ou peut-être leur trop grande labilité – des rassemblements, le film fonde le politique dans le quotidien, tractation permanente où les valeurs de la démocratie s’imposent en premier lieu. C’est la force du beau personnage d’Arthur (Arthur Harari), ami passablement avocat de Vincent, qui tente d’arbitrer le conflit entre Laetitia et Vincent en plein cœur de la nuit de leur appartement. Dans ce virage intime, le film pousse jusqu’au malaise le schème du désaccord, déployant une violence qui n’était à ce stade que latente et parvient à poser une synergie possible, un accord imparfait mais enfin efficient.
Cet ajustement incessant des uns aux autres est un enjeu que le film déploie, sans pour autant faire escompter de réponse définitive. Il en fait un jeu : dans l’ultime scène questionnant la véritable identité d’Arthur, « qui n’a pas une tête d’avocat » mais joue très bien les médiateurs, se révèle l’idée d’une fiction, voire d’une supercherie indispensable pour s’accorder. La possibilité d’une communauté dépend des choix individuels, et le rythme du film, pris dans sa spirale sociale, fait des corps singuliers des acteurs les catalyseurs du tumulte tels des baïnes, indomptables. Triet révèle ainsi une acuité à saisir le rythme, la masse propre de ses acteurs : Vincent Macaigne et sa pesanteur prompte à s’émousser jusqu’à l’implosion, ou encore Laetitia Dosch dont la placidité est cousine de la souplesse du comique d’une Kristen Wiig. Dans cette branloire pérenne des corps, le bouleversement naît de la possibilité, labile mais épiphanique, d’un accord. À ce jeu, le babysitter rétif face à l’altérité que représentent les deux fillettes dont il a la charge et à laquelle il parvient à s’accorder en est la forme la plus poétique.