Avec quelques autres films de jeunes cinéastes français (Yann Gonzalez, Antonin Peretjatko), La Bataille de Solférino, sélectionné à l’ACID, a fait du bruit lors du dernier festival de Cannes. Une bonne raison pour rencontrer Justine Triet. Pas la seule.
Entre le projet et ce qu’il est devenu, est-ce que le film ressemble à ce qu’il était dans votre esprit ?
Assez oui… Hormis que le scénario se basait sur une victoire de Sarkozy – l’écriture s’est faite en pleine affaire DSK, les chances socialistes étaient alors minces. Il y a eu les cadeaux du tournage et ceux des acteurs, notamment quelques blagues non écrites, pour lesquelles je n’aurais jamais eu l’imagination. Aussi les éléments perturbateurs du film : les enfants, le chien, la foule. Mais c’est compliqué, la phase de montage a été longue et j’ai du mal à me souvenir avec beaucoup de précision de ce qui était en amont du tournage.

Est-ce que le fait de venir du documentaire implique une relation particulière au scénario ? Ce rapport à l’écriture semble assez proche entre votre court précédent, Vilaine fille mauvais garçon (photo ci-dessus), et ce premier long.
Pour Vilaine fille mauvais garçon, c’était un peu différent puisqu’on avait réécrit de nombreux dialogues avec les acteurs. Concernant La Bataille de Solférino, la forme écrite était aboutie même s’il y a eu des évolutions, des reformulations, des choses qui ont bougé La seule manière que j’ai d’écrire est d’abord de le faire dans mon lit, j’y passe mes journées lors de la phase du scénario…
C’est un bon exemple, Rossellini faisait beaucoup ça…
Ah ?! J’adore écrire allongée, je suis très mal à un bureau. Bon, donc, j’écris d’abord des scènes sans structure, je me situe dans une sorte d’intériorité des personnages, j’entends leurs voix. Puis c’était certain qu’il s’agirait de Laetitia Dosch, j’avais aussi très envie de Vincent Macaigne sans être sûre que ce serait le cas. Une fois que j’ai obtenu ces scènes, c’est le bordel, et il faut l’organiser. La forme est donc globalement très écrite, mais évidemment je compte sur le tournage pour que les choses bougent ; je suis une réalisatrice qui aime se faire surprendre.
Vous semblez avoir abordé de façon décomplexée le passage du court au long, c’est au moins l’impression qui ressort de La Bataille de Solférino.
J’ai repris la ligne de récit de Vilaine fille mauvais garçon, qui se déroule également sur une nuit, un peu comme une course contre la montre. J’avais aussi fait trois moyens-métrages auparavant, donc il me semble que j’avais intégré le passage au long, ce qui était nécessaire. Il m’importait de trouver pour le long le même côté intuitif, une énergie semblable que pour les courts tout en ayant en tête l’idée de « relance ». Il y avait aussi à gérer le côté hybride, que les segments documentaires se raccordent bien à la fiction. Je voulais ce double régime mais pas que ça paraisse hétérogène. Sous sa forme écrite, j’ai l’impression que le film avait déjà son rythme ; par contre il y a eu pas mal de versions de la dernière partie, quand on progresse très tard dans la nuit. C’est le personnage de Virgil qui a le plus évolué, il était plus mince au début avant de prendre plus de place. Mais ça a été surtout au tournage puis au montage.
Il y a une disponibilité pour les accidents ou des choses de cet ordre…
Oui et non, ce sont des accidents très contrôlés, j’impose le cadre – dans les deux sens du terme. Sinon ça n’a ni queue ni tête, ça devient une grosse blague entre copains et ça n’est pas intéressant ; pour l’avoir déjà fait il y a quelques années, ça tourne vite à vide. C’est comme de tourner bourré, j’ai expérimenté plein de fois et ça n’est pas spécialement concluant.

Il y a semble-t-il dans vos films ce besoin qu’ils soient pénétrés par le réel, ou entament un dialogue avec lui. Qu’est-ce que vous cherchez par ce biais ?
Je pense qu’il y a l’idée de contamination derrière ça. Étant très instinctive et fonceuse, je n’ai réalisé ça que dernièrement… Mais je crois que c’est l’idée de l’altérité – que les personnages soient confrontés à quelque chose de plus fort et plus grand qu’eux. C’est un peu une manière d’inverser le cinéma classique qui est de créer une bulle étanche vis-à-vis du réel pour aller vers une sorte d’expérience chimique, ou d’alchimie. L’idée de contamination est celle du présent, particulièrement de cet événement qui reste crucial, politiquement et socialement, dans notre pays. Contamination aussi de notre génération gagnée par l’anxiété ; elle circule entre les personnages : de Laetitia au baby-sitter, de Vincent aux autres, puis la foule bien sûr dans l’attente des résultats. Puis, en se mettant dans cette position, on reçoit forcément quelque chose de la réalité : le film comme les personnages. Et je dois dire aussi que c’est un moyen d’avoir 10000 figurants gratuitement !
On peut aussi considérer que ça instaure une circulation entre l’intime et le public.
Effectivement, mais selon moi c’est un film qui tourne essentiellement autour de la loi ; Vincent est sans cesse avec son papier du juge, Laetitia se sert aussi de la loi, et les élections servent à mettre en place ceux qui feront les lois. On considère la politique comme quelque chose de grand, qui nous dépasse, alors que c’est tout le contraire ; je voulais mettre les personnages en prise avec ça.
L’autre question politique du film est celle du bien commun, les enfants sont en quelque sorte le bien commun de ce couple éclaté qui métaphorise la société, ses tensions, ses divergences.
Oui complètement… J’ai écrit le film dans une sorte d’état paranoïaque, on est dans le huis clos puis quand on sort dehors c’est encore plus oppressant. Mais c’est bizarre, plus j’en parle plus le film m’échappe. En le faisant, par contre, j’avais très conscience que je voulais que chaque scène soit chargée d’une émotion contradictoire, ça revient un peu à ma manière de faire qui est d’organiser une matière assez chaotique.
Vous êtes partie sur des codes de comédie, ou avec d’autres genres en tête ?
Je voulais faire un film d’action, notamment pour le personnage de Laetitia, une sorte de combattante qui va slalomer pour arriver d’un point A à un point B. Puis j’imaginais des grosses ruptures de ton allant vers la comédie. En gros la première heure est très tendue avec une montée, puis l’alcool et la fatigue dilatent tout, ça redescend.
Le tournage a été chronologique par rapport au récit ?
On a tourné les élections en premier, pour le reste c’est quasiment chronologique, sauf des petits trucs pour des raisons de coût de production.
Pour le segment se déroulant rue de Solférino, vous aviez beaucoup repéré, vous saviez quels seraient les axes ?
On avait les deux appartements loués en hauteur, donc on connaissait le dispositif. Il était prévu d’aller chercher les acteurs avec les zooms. Après il y a eu les accidents heureux et malheureux… Les enfants représentaient évidemment une donnée assez angoissante dans ce foutoir.
Je pense que ça fait partie d’une volonté de votre part, mais on remarque l’hétérogénéité du casting entre Laetitia Dosch qui est actrice et comédienne de stand-up, Vincent Macaigne qui navigue entre le cinéma et le théâtre, entre acteur, dramaturge et cinéaste, Virgil Vernier et Arthur Harari qui sont cinéastes.
Je suis intéressée en effet par ce genre de déséquilibre, ça permet de sortir du confort et de la règle. Les comédiens prennent des choses en charge, doivent compenser, aussi faire preuve d’une grande écoute envers leurs partenaires. Puis c’est assez beau de faire jouer des gens un peu dépassés, qui ont peur ; ça revient à cette idée de chimie et d’alchimie que j’ai déjà évoquée. Il y a quelque chose de très difficile à mettre en place sur un film, c’est le fou rire, ça m’obsédait complètement sur Vilaine fille mauvais garçon. Dans la vie, c’est tellement beau, et je ne voulais pas que ce soit un délire entre potes ; et je trouve qu’ici, quand ça advient – que ce soit organisé ou que ça vienne spontanément –, il y a une certaine justesse. À la fin, dans le restaurant chinois, tout était écrit mais on ne savait pas que la serveuse ignorait ce qu’était un avocat – la profession. Et Vincent lui demande : « est-ce que vous trouvez qu’il a une tête d’avocat ? » Plus globalement, j’aime l’idée qu’à un moment dans le film, ça vienne des comédiens ou que ça résonne en eux – même si ça n’est pas la vie de Vincent Macaigne ou de Laetitia Dosch. Sinon à quoi ça sert de faire des films si c’est pour calquer des choses sur des comédiens. Le scénario c’est bien, j’adore, mais il faut que des choses émergent après.
Quelle est votre place sur le plateau dans le domaine de la direction d’acteur ? Est-ce que vous intervenez beaucoup ?
J’ai un côté très enfantin… J’aime qu’il y ait du monde et j’observe beaucoup, je crée les conditions d’une atmosphère, je cherche à trouver une musique. Je ne fais pas de répétition – il y en a eu avant le tournage – et il y a beaucoup de prises, parfois très longues. Je n’ai pas de principes particuliers, il m’arrive d’intervenir mais ça dépend et surtout j’attends longtemps avant de le faire, d’avoir emmagasiner beaucoup de choses pour pouvoir ajuster. Je ne cache pas, mais j’aime attraper des choses au vol. Quand c’est possible, j’aime me tenir assez loin et filmer au zoom, il n’y a pas la même présence de la caméra, donc pas la même pression. Je compte aussi sur l’expérience entre les gens. Par exemple Virgil, interprété par Virgil Vernier, un non-comédien, est vraiment devenu un personnage de comédie ; et il a occasionné des accidents, de l’imprévu, des choses tellement grosses que ça crée un désamorçage de la tension. D’ailleurs, en le disant, le film est entièrement basé sur ce double mouvement tension-désamorçage. C’est quelque chose que je vis énormément dans ma vie – une grosse engueulade puis une énorme blague qui sort –, et je ne pense pas être la seule ; vivre des choses très dures puis très drôles et/ou très ridicules.
Virgil Vernier est l’acteur du film qui vous a le plus surpris ?
Ce n’est pas gentil pour les autres, tous à la leur manière m’ont surpris, ont été d’une immense générosité, mais oui… Si on ne le connaît pas bien, on ne peut pas se douter qu’il a une telle part de fantaisie. Sa façon de parler lui donne une vraie étrangeté dans le film, et il s’est vraiment beaucoup amusé.
La réception du film s’annonce bonne, puis il y a eu cet emballement cannois, avec l’identification d’un jeune – sinon nouveau – cinéma français. Comment avez-vous vécu tout cela ?
J’étais très heureuse, je ne peux pas le dire autrement, alors que je pensais qu’on serait la dernière roue du carrosse. Même si j’étais évidemment heureuse d’être à l’ACID, je me disais qu’on allait être enseveli sous une marée de films… Cet écho a été une grande chance ! D’autant que je crois franchement au potentiel populaire de La Bataille de Solférino. Je suis vraiment contente que la presse se soit intéressée au film alors qu’il n’y a pas un gros casting, même si Vincent Macaigne commence à être identifié. J’ai lu récemment le gouffre constitué par un certain nombre de films « populaires » à 10 millions d’euros avec des stars ; peut-être que les gens ont besoin de nouvelles gueules, de nouveaux tons et non de recettes réchauffées. J’espère.
Est-ce que ça vous a semblé cohérent d’associer votre film et ceux de Yann Gonzalez (Les Rencontres d’après minuit) et d’Antonin Peretjatko (La Fille du 14 juillet – photo ci-dessous) ?
On n’aurait pas imaginé ça avant parce qu’il n’y a pas vraiment de ponts entre les films. Ce qui nous réunis, c’est le fait de pousser les portes pour faire les films, avec des petits moyens. Nous étions partis avec 180 000 euros, ce qui est très peu, puis on a eu finalement le CNC en bout de course. C’est donc plus une façon de faire qui peut nous réunir, et un désir très fort de faire les films sans tergiverser des années, de ne pas attendre l’argent quitte à prendre en charge des choses personnellement.
Après Sophie Letourneur et, d’une certaine façon, Benoît Forgeard (Réussir sa vie), Emmanuel Chaumet, votre producteur (Ecce Films) est en train de faire monter toute une génération vers le long-métrage…
Il sait faire avec ce type d’économie, ce n’est pas du tout le genre à freiner ; il a même plutôt la peur inverse : que le désir se perde en route. Après ce n’est pas toujours très confortable au regard de l’économie dans laquelle les films se font, mais il y a chez Chaumet un désir très fort et très beau de faire les choses.
Est-ce que votre film s’est fait, d’une certaine façon, contre une certaine uniformité et mollesse du cinéma français ?
Je suis assez angoissée par l’extrême hiérarchisation dans les équipes, la multitude d’assistants, qui donne un côté bureaucratique très pesant. Ce n’est pas du tout ma façon de faire. Lors du tournage en multiposte rue de Solférino, chacun avait énormément de choses sur les épaules. Du coup les gens étaient très investis, ça change les perspectives, donne un élan. Après il y a bien des éléments qui m’emmerdent dans le cinéma français, par exemple la façon de confronter les hommes et les femmes… Les femmes, c’est une catastrophe ! Elles sont soit trompées, soit à la maison, soit séductrices vénéneuses… Aussi l’érotisme au cinéma m’ennuie profondément ; d’ailleurs j’ai essayé d’amener une certaine forme de trivialité du rapport au corps, notamment en filmant de cette façon la nudité de Laetitia, c’était important pour moi.
Est-ce que vous avez eu l’envie de jouer dans ce film ou le précédent ?
J’adorerais, mais pas pour moi, je suis trop concentrée sur les acteurs…
Quand vous dites que vous êtes « sur » les acteurs, est-ce que vous définiriez votre cinéma – au moins vos deux derniers films – comme centré sur l’acteur plus que sur la mise en scène ?
Je ne sépare pas les deux, l’acteur est partie intégrante de la mise en scène. Mais je dois reconnaître que sur mes deux derniers films j’ai largement délégué le cadre au chef opérateur en étant très soucieuse du jeu des acteurs. Après ça m’ennuie l’idée d’un cinéma d’acteur, mais si ça signifie les aimer et avoir du désir envers eux, on peut dire oui. Par ailleurs, c’est vrai qu’au montage, j’ai eu parfois le choix entre des plans très réussis où les acteurs étaient un peu moins bons et l’inverse ; j’ai privilégié les prises où le jeu était le meilleur.
Je me dis qu’au niveau du jeu, La Bataille de Solférino, par certains aspects, renverrait presque davantage au cinéma américain.
J’apprécie beaucoup le cinéma américain, j’en vois beaucoup. C’est vrai, en généralisant, que j’ai un souci avec une façon de jouer en France, un peu détachée, sans trop se mouiller. Dans le moindre truc américain – film ou série –, on a l’impression que les acteurs sont très investis, et s’avèrent très bons, avec une énergie particulière.
Venant du documentaire, on devine que vous avez cheminé vers ce souci pour le jeu d’acteur.
Justement, je pense que ça vient précisément du documentaire. Les films de Shirley Clarke ont été très marquants pour moi, il y a une dimension documentaire tout en se situant au cœur de ce que c’est d’être acteur, un corps mis en scène. Pour mon prochain film, j’aimerais revenir au cadre, davantage de plans fixes, plus larges. C’est un petit regret que j’ai souvent eu au montage : devoir privilégier les plans serrés, et de ne pas avoir élargi certains au tournage.
Pour revenir au dispositif « documentaire » au soir de l’élection rue de Solférino, est-ce que les gens pensaient vraiment être interviewés par une journaliste de i>Télé ?
Oui, mais certains ont été prévenus ; on disait un truc un peu vague : que c’était pour une fiction-documentaire. Mais si le réel est parfois un peu foireux, il a été très généreux ; ces figurants, je n’aurais pas pu les imaginer. Puis, notamment à l’écriture, on ne pouvait pas anticiper cette tension, 10 000 personnes, et la victoire. Par contre, j’ai toujours pensé aller à Solférino même si Sarkozy était donné gagnant, parce qu’à l’UMP ça aurait donné un vidéo gag facilement moqueur. Puis je connaissais bien la configuration du lieu puisque j’y ai tourné un documentaire en 2007, intitulé Solférino. Et j’imaginais aussi que le film recevrait la tristesse des perdants ; mais j’ai finalement trouvé mieux que ce soit l’inverse. Déjà, personnellement, que la gauche gagne, mais aussi, pour le film, d’inscrire des dynamiques contraires entre la crise intime et la joie collective de la victoire. Même si c’était une joie sans véritable illusion, ça n’était pas 1981… Ce qui dit quelque chose de notre époque et de notre génération.