Si la caractérisation psychologique était déjà présente, par intermittence, dans ses deux premiers films, Justine Triet en a fait le sujet de son troisième, délaissant la vivacité d’un dispositif entre fiction et documentaire (La Bataille de Solférino) ou la légèreté comique d’un film de procès (Victoria) pour n’en garder que la part la plus bruyante. Sibyl, une psychanalyste reconvertie en romancière, s’inspire pour ses écrits de la vie chaotique d’une de ses patientes, Margot, une actrice en difficulté. Les confidences et les récits de cette dernière s’ajoutent alors à celles de toute une galerie de personnages, dont Sibyl elle-même, qui passent leur temps à tenter d’expliciter les uns aux autres leurs pensées et leurs hésitations, sentimentales, professionnelles ou existentielles. Dans cet entrelacs de confidences où plus rien ne peut se produire mais où tout se commente, le film évacue la psychanalyse pour lui préférer un ressassement systématique de l’action qui vient garnir un cahier de doléances où les souffrances et les plaintes s’amoncellent à toute vitesse, à défaut d’avoir eu le temps d’être véritablement analysées (toutes les scènes du film dépassent rarement la minute, quand certaines ne durent que quelques secondes éparpillées sur l’entièreté du film). Le montage, haché et volontairement dispersé entre différents personnages, régimes d’images et temporalités, participe en ce sens d’un bégaiement du récit qui n’a de cesse de mettre à distance les personnages du présent.
Comme le jeu d’Efira, tout en accrocs et en légères répétitions orales, le film redouble ce présent de plusieurs couches de commentaires ou de fictions qui viennent recouvrir l’intensité de l’événement au profit de sa « réflexion ». C’est la psychanalyse des patients de Sybil ou de Sybil elle-même par l’un de ses collègues, mais aussi l’écriture de son premier roman ou ses confessions régulières aux réunions d’anciens alcooliques auxquelles elle se rend. Le tournage chaotique visiblement inspiré de celui du Stromboli de Rossellini, qui constitue la deuxième partie de Sibyl, vient lui aussi redoubler les tensions entre les personnages tout en s’avérant prétexte encore à d’autres commentaires, cette fois-ci portés sur le jeu et sur une intensité dramatique que la réalisatrice dépassée jouée par Sandra Hüller n’arrive à atteindre qu’après moult répétitions, comme cette gifle qui ne trouve sa justesse qu’après sa réitération. C’est qu’il s’agit toujours de ressasser ce qui n’est pas ou plus là pour tenter d’en réactiver la nature dramatique : le décès d’une mère, un enfant que l’on n’a pas encore, un amant résistant à l’oubli ou un avortement qui devrait bientôt avoir lieu. À l’image du déferlement de textos en cascade que reçoit Sibyl sur son téléphone au milieu du film, où l’écran de son smartphone est envahi de notifications, cette surabondance du commentaire et du ressassement vise à emplir le cadre fictionnel d’une matière textuelle et proverbiale nourrissant les petits numéros des acteurs. Chaque comédien vient ainsi défiler un à un devant Sibyl pour mieux reproduire le stéréotype dont ils sont les représentants : Laure Calamy incarne une sœur comique et désœuvrée, Gaspard Ulliel surjoue le séducteur mystérieux, Niels Schneider l’éphèbe détaché, Adèle Exarchopoulos fond en larme une scène sur deux quand Sandra Hüller va jusqu’à reprendre son rôle de femme dépassée par le chaos environnant qu’elle tenait déjà dans Toni Erdmann de Maren Ade. On connaît la chanson.