Au-delà de ses mérites et défauts, la dernière Palme d’or soulève une question : pourquoi depuis quelques années le cinéma français passe-t-il autant de temps au tribunal ?
Lors du dernier Festival de Cannes, on reconnaissait dans ces colonnes des qualités au film de Justine Triet, sans être pourtant tout à fait convaincus. Ce sentiment n’a depuis pas fluctué, mais la Palme d’or a entre-temps changé la donne : qu’on le veuille ou non, Anatomie d’une chute n’est plus tout à fait chargé de la même aura. À un niveau « méta », il porte d’ailleurs désormais mal son nom : dix ans après La Bataille de Solférino, son premier long-métrage, Triet est en train de devenir la représentante la plus en vue d’une nouvelle génération de réalisatrices et réalisateurs, à l’heure où, dans le sillage d’une décade par ailleurs meurtrière (Rohmer, Brisseau, Akerman, Rivette, Chabrol, Varda, Resnais, et récemment Godard), le cinéma français manque de figures de proue évidentes. La cinéaste ne laisse en tout cas pas indifférente : son film a réussi l’exploit de faire à la fois l’objet d’une polémique (son discours cannois engagé, cible de commentaires poujadistes) et d’un large consensus – après l’accueil unanime qui lui a été réservé à Cannes, on imagine sans mal qu’il devrait connaître un excellent bouche-à-oreille auprès du public. On pourrait s’en réjouir, si la palme décernée par Ruben Östlund n’était pas venue couronner implicitement une vision du « film d’auteur populaire » tablant davantage sur la construction d’un scénario rondement mené que sur le raffinement de sa mise en scène. Il s’agit donc, outre ce que l’on pense du film, de savoir quelle vision du cinéma il porte, mais aussi ce qu’il raconte en creux du cinéma français.
J’en parlais déjà à Cannes : Anatomie… entérine, aux côtés de La Fille au bracelet, Saint Omer ou Le Procès Goldman (dont la sortie en salles est prévue en septembre), un regain d’intérêt pour le genre du film de procès. En dépit des disparités entre ces différents titres, on y retrouve une série de vertus communes : rigueur du récit, discrétion de la mise en abyme (sans avoir besoin de forcer le trait, le tribunal y apparaît toujours comme l’équivalent d’une scène théâtrale), ou encore multiplication des points de vue et des formes narratives – témoignages, interrogatoires, reconstitutions, présentations de documents visuels et sonores, etc. Comment expliquer dès lors qu’ils ne convainquent pas également ? La réponse est au fond simple : ce n’est pas tant la mécanique judiciaire, ni même la manière dont le procès permet de circonscrire les nuances d’un personnage, qui font leur valeur. Le Procès Goldman tire par exemple ponctuellement de sa méticulosité narrative une dynamique excédant l’horizon tracé par son seul récit. La quête de la vérité y apparaît, par le montage et l’entrelacement des scènes, comme ballottée entre un attachement à la raison (les faits, rien que les faits) et l’expression canalisée des sentiments que le cadre protocolaire du tribunal peut parfois étouffer (l’avocat joué par Arthur Harari, qui finit par évoquer sa judéité).
In/off
Le film de Justine Triet, son plus convaincant à ce jour, a pour limite d’investir cette forme narrative pour essentiellement dresser le portrait fragmenté d’une femme, Sandra (Sandra Hüller), soupçonnée d’être à l’origine de la chute mortelle de son mari. Autrement dit, le scénario (signé par Triet et Arthur Harari, encore lui) n’est pas envisagé comme le catalyseur d’une mise en scène qui dépasserait son programme, mais comme une fin en soi ; tout le film s’attelle à explorer la complexité d’enjeux psychologiques. Ce qui ne l’empêche pas de témoigner d’une réelle finesse d’exécution, notamment par l’entremise du personnage du fils, dont on découvre après plusieurs scènes qu’il est atteint de cécité. Il n’est pas anodin que le petit malvoyant soit doté d’une mémoire auditive présentée comme exceptionnelle : les séquences les mieux charpentées s’articulent autour d’une écoute attentive – exemplairement, celle où est diffusé l’enregistrement d’une dispute.
Les partis pris de Triet, même pertinents, brillent cependant moins par leur sophistication que par leur cohérence. Dans la séquence évoquée ci-dessus, trois temps s’enchaînent : on entend d’abord seulement l’extrait audio, puis l’on assiste à un flashback plus traditionnel retraçant la graduation de la querelle, avant que Triet ne retourne à l’enceinte du tribunal, en isolant de nouveau la bande sonore. Ainsi, les coups ponctuant la dispute entre les époux sont audibles sans que l’on sache exactement qui les a portés. Même si Sandra admet avoir été elle-même violente, la bascule jette un voile sur son témoignage, qui n’est alors plus soutenu par la moindre image. À cet endroit, la cinéaste opère un choix habile, mais ne rompt pas l’impression que la mise en scène y est envisagée avant tout comme un instrument permettant d’organiser une situation ; il ne s’agit pas de l’approfondir, par un détail de composition ou une subtilité supplémentaire nichée dans le passage d’un plan à l’autre, etc., seulement de l’accompagner. D’où le sentiment partagé qui se dégage in fine de ce long détricotage d’un événement, puis de l’autopsie d’une vie de couple. Une bonne étude de caractère ? Anatomie… l’est assurément. Un grand film ? C’est plus discutable.
Le purgatoire de la zone grise
Reste une question lancinante : que raconte au juste, à l’échelle de l’imaginaire collectif du cinéma français, cet appétit pour la chose judiciaire ? Il faudrait commencer par distinguer deux tendances disjointes. Anatomie… s’inscrit plus précisément dans un sous-genre, le « film de procès de criminelle », qui, en sondant les ramifications de faits divers impliquant des femmes, figure aussi la manière dont elles sont perçues. À l’exception du Procès Goldman, les titres précédemment cités mettent en scène une suspecte dont la moralité (et donc, inévitablement, la sexualité) fait l’objet d’un jugement à la neutralité contestable. Si ces trois films s’emparent de cas différents (un infanticide pour Saint Omer, le meurtre d’une amie dans La Fille au bracelet et ici la mort d’un mari), ils interrogent chacun la véracité d’une parole en même temps qu’ils s’attardent sur la manière dont celle-ci est reçue par l’institution judiciaire et plus largement la société. Sans passer directement par un commentaire sur #MeToo et ses retombées, les films dépeignent de la sorte la place qui est faite aux femmes, les injonctions qui pèsent sur leurs comportements, les biais par lesquels ces derniers sont auscultés, etc. Le constat final des trois films est lui aussi similaire : la « vérité » statuée par la justice ne permet pas de répondre à toutes les questions mises en exergue.
Viendrait ensuite un autre groupe de films, qui implique d’élargir quelque peu le spectre de l’analyse. Sans tenir strico sensu du film de procès (bien qu’il figure l’instruction de deux meurtrières), Roubaix, une lumière d’Arnaud Desplechin creuse des considérations analogues sur l’opacité inhérente de l’âme humaine, mais s’arrime cette fois-ci au regard d’un policier déterminé à mener à bien une maïeutique de l’aveu, quand François Ozon signe avec Mon Crime une comédie boulevardière ramenant l’horizon du tribunal à celui d’un petit théâtre social où chacun joue un rôle. On trouve aussi une cour dans une embarrassante scène de Tromperie, où le personnage principal, avatar de Roth et de Desplechin lui-même, passe en justice pour misogynie. Difficile enfin de faire l’impasse sur le cas de J’accuse de Polanski, à l’origine de la tumultueuse soirée des César 2020 : entre remise en question du patriarcat, cynisme ricanant (Ozon) et soupçon d’une défense pro domo, le cinéma français a passé récemment de nombreuses heures dans les travées des palais de justice. Manifestement, ces films ne s’emparent pas du décorum du tribunal avec la même idée en tête (bien au contraire). Mais ils partagent tout de même, de part et d’autre, une certaine défiance en la capacité d’éclaircissement de la justice.
Si le cinéma français filme autant la cour et ses alcôves, c’est peut-être simplement pour se faire l’écho du rapport complexe que la société française entretient à l’institution judiciaire, à la fois présentée comme garant de l’ordre et soumise à une remise en cause permanente, qu’elle soit fondée ou non – failles du droit dans les affaires de violences sexuelles, accusations de laxisme, dérive du discours politique sur « la république des juges » ou la « judiciarisation de la vie publique », etc. Cette confusion a toutefois ses attraits : l’idée que quelque chose échappe irrémédiablement à l’autopsie des faits est presque consubstantielle à la dynamique du film de procès. Ce faisant, le genre s’appuie sur une ambiguïté inhérente (l’ombre d’un doute) et une complexité à peu de frais, qui lui permet, sans se saisir de questions à bras-le-corps, de les approcher de biais. Il n’est dès lors pas interdit d’interpréter cette tendance générale comme une forme de réponse inconsciente du cinéma français, entendu comme entité abstraite – cette « grande famille », comme on se plaît à le répéter aux César – à #MeToo. Le tribunal s’apparenterait pour lui à une sorte de purgatoire de la zone grise : faute de pouvoir dissiper toutes ses ambiguïtés, il lui incomberait de plonger dans les eaux troubles de cas retors, butant sur une part d’insondable qui serait également la sienne. Car un procès relève aussi d’une forme de psychothérapie de groupe pour tous ses participants, y compris le public ; quelle meilleure forme pourrait donc investir le cinéma français pour se confronter indirectement à ses maux ?