Arborant la plastique d’un gentil téléfilm du samedi soir, avec famille heureuse et radieux soleil de la campagne italienne, La Bella Gente est une œuvre qui révèle par petites touches une facture moins conventionnelle et un propos déroutant. En jouant avec les apparences, Ivano De Matteo signe un film qui n’a pourtant rien de roublard, misant exclusivement sur le développement des personnages afin de dévoiler les contradictions de la nature humaine.
La Bella Gente, titre pour le moins ironique et sujet à double interprétation, annonce les deux horizons vers lesquels le film tend : la description d’une version communément acceptée de ce à quoi peuvent ressembler « des gens bien sous tous rapports », pur apparat social, et la distorsion de cette image sous le prisme d’une fiction de la fausse bonne conscience, de ce que l’on est prêt à donner sous couvert d’une action vertueuse, a priori désintéressée. C’est ainsi qu’Alfredo (Antonio Catania) et Susanna (Monica Guerritore), cinquantenaires cultivés et épanouis, passent tranquillement leurs vacances d’été dans leur maison retirée au fin fond de la campagne italienne. C’est à peine s’ils sont dérangés par leurs voisins et amis, un couple de bourgeois de type (extrême) droite décomplexée un peu envahissants. Alfredo et Susanna, dans leur grande ouverture d’esprit, s’accommodent vaille que vaille de leurs plaisanteries lourdes et des signes ostentatoires de richesse. Ce sont les vacances, un temps de repos bien mérité, alors mettons de côté ces désuètes rancœurs politiques pour profiter du beau temps, de ce soleil qui semble anesthésier nos personnages.
Mais voilà que Susanna, en voyant une prostituée ukrainienne se faire battre au bord de la route par son proxénète, décide de sortir tout ce beau monde de sa torpeur, et entreprend d’arracher la jeune fille à sa mauvaise vie. Le film pose ce cas de conscience de manière brutale, et son exécution très rapide vient dès lors bousculer la machine fictionnelle, en une séquence remarquable que l’on ne pourra qualifier autrement que d’enlèvement, et où la frêle prostituée, de peur de représailles de son proxénète, se transforme en bête sauvage que le couple va tenter de dompter. Ramener la jeune fille vers une vie sociale dite normale semble être, dès lors, le point de fuite d’un récit type de l’intégration, et le chambardement provoqué par cette séquence, une éphémère lubie de scénariste. De Matteo reprend alors son petit travail de sape, creusant tranquillement ce que l’on pense être un sillon bien connu.
Pourtant, et c’est là que le récit développe toute sa force dramatique, la présence de la jeune femme devient bien vite source d’un agacement indicible, souterrain. Le regard que chacun des personnages porte sur Nadja fait office de révélateur des bassesses d’une société bien pensante. Les incompréhensions que suscite son comportement provoquent une mise en perspective des bonnes intentions de départ, et posent la problématique suivante : jusqu’où peut-on aller par solidarité ? Est-on prêt à donner sans secrètement attendre de recevoir quelque chose en échange ? Le film fait alors preuve d’une belle transparence, De Matteo ne cherchant jamais à jouer la carte du faux suspense : le personnage de Nadja est donné d’emblée comme une jeune fille honnête et animée de bonnes intentions, au même titre que Susanna est une femme intègre qui souhaite faire le bien autour d’elle. Sur cette base, De Matteo déploie à l’intérieur même de sa mise en scène une distance entre les personnages, en les isolant tour à tour face à Nadja, en jouant des quiproquos et des cachotteries. Cet engrenage produit une très belle idée, symbolisée dès lors par la matière même du film : le drame qui se déroule ici n’est pas qu’intérieur aux personnages, comme pourrait le figurer l’image de la maison de vacances, mais il se joue dans l’espace laissé vacant entre eux. Les tensions éclatent à ciel ouvert, mais restent larvées au sein du carcan familial, dressant une peinture saisissante d’un tic très contemporain : la préservation coûte que coûte d’une image de bonne tenue face au monde extérieur.
Là où la forme du huis-clos produit des trajectoires complexes et fines, l’apparition soudaine le temps de quelques séquences du monde qui entoure les personnages souligne maladroitement un discours pourtant clair et précis. En un montage alterné où Susanna et Roberto se trouvent en représentation sociale dans une soirée chic, pendant que Nadja, restée seule à la maison, fouille par curiosité dans les effets personnels des deux époux, De Matteo trouve un point d’opposition bien explicite, qu’il associe à une tension artificielle avec l’arrivée d’un intrus dans la demeure. Mais l’irruption soudaine du fils de Susanna dans le cadre rattrape le coup : il est à la fois l’intrus dans sa propre maison et un faux sauveur. Synthèse pertinente des élans du couple Susanna/Roberto, qui à vouloir porter assistance à la jeune fille tout en gardant les faveurs du monde qui les entoure, affiche un paradoxe somme toute parfaitement humain : tenter de se voiler la face pour se convaincre que l’on est quelqu’un de bien.