Avant la sortie dans les salles de La Bella Gente (le 16 février), petit film italien qui vaut le détour, notamment par son obstination retorse à révéler ce qui se cache derrière les bonnes intentions bourgeoises, avant-goût avec le réalisateur Ivano De Matteo, quasiment inconnu du grand public en France.
Pouvez-vous nous parler un peu de votre parcours ?
J’ai suivi des cours de théâtre et de cinéma, je voulais jouer sur les deux tableaux, être acteur et réalisateur. Par la suite, je me suis lancé dans le documentaire, j’ai aussi fait pas mal de téléfilms et puis j’ai eu l’occasion de réaliser mon premier film au cinéma, Ultimo Stadio, en 2002.
Vous n’êtes pas directement l’auteur du scénario de La Bella Gente. Comment avez-vous travaillé avec votre scénariste ?
En fait, l’auteur du scénario est ma compagne. Cela faisait déjà quelques années que nous avions eu l’idée d’écrire ce long-métrage. En général, nous dégageons un thème, un sujet et elle en écrit une première mouture, sur laquelle j’interviens assez peu. Lorsque nous faisons sur le scénario, j’essaie vraiment de garder un œil de « réalisateur » sur ce qu’elle produit, pour ensuite affiner le projet. Par exemple, je lui dis qu’à ce moment précis du récit, il faudrait développer plus la psychologie de tel ou tel personnage, et je lui livre des idées visuelles auquel j’ai pensé pour l’aiguiller un peu. Mais une fois la dernière version achevée, je ne signe pas le scénario, cela reste le fruit de son travail. Nous avons réellement beaucoup d’échanges à ce stade, et tout devient plus précis lorsque je commence à avoir des acteurs en tête pour jouer les rôles. À partir de là, nous affinons vraiment le travail d’écriture des dialogues en fonction des acteurs qui vont tenir tel ou tel rôle.
D’ailleurs, à ce propos, vous avez engagé des acteurs assez populaires en Italie pour tenir le rôle du couple de petits bourgeois. Quels sont les critères qui ont motivé ce choix ?
Oui, c’est vrai que Monica Guerritore est assez populaire en Italie, notamment au théâtre. Je dois dire qu’elle s’est imposée à moi comme une évidence pour tenir ce rôle et ce, dès le début de l’écriture. Il est vrai que j’ai choisi Antonio Catania pour son côté « populaire », dans le sens où c’est vraiment un acteur brillant et identifié par tous en Italie comme une « bonne gueule », un type sympathique, avenant, ce qui a vraiment nourri le personnage. Ils ont deux « popularités » différentes : elle est plus actrice de théâtre, lui vient plutôt de la télévision.
Ce choix ne cachait-il pas quelque part le souhait que le spectateur italien puisse s’identifier rapidement à ces deux personnages, et soit troublé par la suite lorsqu’il découvre leur véritable nature ?
Non, je n’ai pas conçu les choses comme cela. C’est vrai qu’ils sont connus en Italie, mais pas non plus très célèbres auprès du grand public. En tout cas, pas au point que celui-ci puisse immédiatement les identifier par rapport à leur célébrité. L’idée était plutôt qu’ils soient identifiables très rapidement en tant que type de personnages, et non pas que le spectateur se reconnaisse en eux par rapport à la « personne populaire » qu’ils sont en Italie.
Et comment avez-vous sélectionné l’actrice qui joue Nadja, la prostituée ukrainienne ?
Elle avait joué dans mon premier film, Ultimo Stadio. À l’époque, je cherchais une actrice pour jouer une jeune femme roumaine, et j’avais dû faire des essais avec au moins soixante-dix actrices. J’en avais choisi une qui semblait convenir pour le rôle. Mais mon producteur m’appelle et me dit qu’il y a une jeune femme d’origine ukrainienne que je devrais voir absolument pour ce rôle. Je n’étais pas vraiment convaincu, une Ukrainienne pour jouer une femme roumaine, cela ne semblait pas coller du tout. Je me suis finalement déplacé et, dès le premier essai, elle était parfaite, fine, sensible. Elle avait des yeux qui perçaient l’écran, j’étais stupéfait. Donc lorsque nous avons élaboré le scénario de La Bella Gente, je l’avais déjà en tête.
Avez-vous éprouvé des difficultés à trouver des financements pour ce film en Italie, sachant qu’il traite de sujets épineux comme l’hypocrisie et la fausse bonne conscience bourgeoise ?
Oui ! Naturellement, nous n’avons pas reçu de financements de la part de la télévision italienne. Nous avons tourné le film en quatre semaines, avec un budget serré, uniquement constitué de fonds publics. Mais le problème est plus profond que cela, il ne tient pas qu’à la teneur du sujet abordé. Trouver des financements pour faire un long-métrage constitue toujours une épreuve en Italie, surtout lorsqu’il est catalogué « film d’auteur », cela n’intéresse pas les chaînes de télévision. Les producteurs italiens recherchent des films qui puissent faire rire le public. Selon eux, la vie est déjà suffisamment déprimante en Italie, alors évitons en plus de faire pleurer les gens au cinéma ! Je peux comprendre ce genre de discours, mais je trouve cela parfaitement injuste. Comme un peu partout, les enjeux économiques prennent le pas sur la qualité des projets. On ne peut pas juste se contenter de montrer à l’écran des gens riches et heureux, tous ces films nullissimes qui sortent à longueur d’année ne sont là que pour masquer le mauvais aspect des choses. Mais ceci est orchestré à des fins politiques, pour détourner le regard des gens, leur éviter de penser à tous les dysfonctionnements de la société italienne.
On ne peut s’empêcher de voir en filigrane dans votre film un portrait de la bourgeoisie de l’époque berlusconienne. Aviez-vous le désir de dépeindre l’ambiance qui règne actuellement en Italie ? Est-ce un choix délibéré ?
Il y a deux distinctions à faire. D’un côté, nous avons Susanna et son mari, le couple principal, qui seraient un peu l’équivalent de la « gauche caviar » en France, ceux que nous appelons en Italie les « radicaux chics ». En revanche, le couple des voisins sont vraiment, comme vous dites, des bourgeois berlusconiens de la droite libérale. L’idée était de les réunir dans un contexte particulier. C’est un mois dans l’année où ils se retrouvent, ils sont en vacances et quelque part, ils doivent cohabiter. Ils vont prendre ce qu’il y a à prendre les uns chez les autres. Susanna et son mari s’accommodent du côté décomplexé des gens de la droite libérale, leurs blagues un peu lourdes…et les voisins viennent chercher chez eux une certaine forme d’intellectualisme. Après, chacun rentre chez soi, chacun repart faire sa vie, sachant pertinemment qu’ils n’ont rien à voir avec les deux autres. Mais le temps d’un été, ils ont réussi à coexister en bonne et due forme.
Entre Nadja, la prostituée ukrainienne et le servant philippin des voisins, les thèmes de l’immigration et de la xénophobie sont intimement liés…
Ce n’est pas le thème central du film, mais il est clair qu’il est traversé par ces enjeux. L’histoire du servant philippin est particulièrement dure, ce sont de petites paroles, des piques qu’on lui lance constamment pour lui rappeler sa supposée infériorité. Il est considéré comme un objet, au même titre que Nadja. À partir du moment où ce qui est considéré comme étant un objet commence à s’humaniser, cela devient un problème. Que fait-on lorsque la personne à qui l’on donne quelque chose commence à prendre ? C’est la véritable problématique du film.
Nadja est considérée comme un objet, mais vous cherchez toujours à adopter son point de vue, même si un certain nombre de séquences ne la mettent pas directement en scène. Je pense notamment à la courte histoire d’amour qu’elle va vivre avec le fils de Susanna, qui est réellement présentée comme une possible idylle, un véritable espoir pour Nadja…
Exactement, je voulais vraiment épouser le point de vue de Nadja d’une façon presque documentaire, et que le spectateur puisse voir le plus de choses possible à travers ses yeux. Par exemple, il y a cette scène de nuit où elle croit que son proxénète vient la chercher dans la maison. Le spectateur pourrait presque voir que c’est l’ombre du fils de Susanna qui se projette sur les murs de la demeure. On imagine bien que ce n’est pas possible que son proxénète ait pu la retrouver, mais je voulais que l’on ressente son angoisse, ce qu’est la peur de vivre sous cette menace perpétuelle.
Entre les deux vétérans Moretti et Bellocchio semble apparaître une nouvelle génération de cinéastes italiens aux univers très variés, comme Michelangelo Frammartino ou Pietro Marcello. Où vous situez-vous par rapport à eux ? Quel regard portez-vous sur cette nouvelle vigueur du cinéma italien ?
Heureusement que le cinéma italien se renouvelle ! On ne peut pas rester assis sur les acquis du Nouveau Réalisme, De Sica, Fellini, Pasolini… Mon souhait pour le cinéma italien, ou en tout cas ce que je souhaite faire aujourd’hui, serait de réussir à créer une nouvelle comédie à l’italienne dans un contexte qui soit contemporain, qui incorpore les changements qui traversent notre société. Par exemple, dans La Bella Gente, lorsque Susanna et la femme du voisin partent faire des courses, elles croisent des prostituées africaines. L’amie de Susanna lui dit : « Tu devrais les embarquer chez toi, le noir ça va bien avec tout. » Je voudrais que l’on réussisse à se moquer de notre cynisme, de nos travers, aussi graves soient-ils. Retourner à la comédie à l’italienne, dans le sens général où on l’entend, ce n’est plus possible, on ne vit plus du tout la même époque. J’aimerais réussir à apporter des petites touches de comédie acerbe, des petites fractures, même dans un film comme La Bella Gente, qui finit par virer à la tragédie.
Avez-vous de nouveaux projets en vue ?
Si tout se passe bien, je devrais démarrer le tournage d’un nouveau long-métrage en octobre. Le projet s’intitule pour l’instant Les Équilibristes. Vous en saurez plus bientôt !