Après La Bella Gente, qui venait finement éreinter la bonne conscience de gauche, le réalisateur Ivano De Matteo revient aujourd’hui avec Les Équilibristes, et s’attaque cette fois à la précarité et au manque de solidarité dans la société italienne. Si l’intention est tout à fait louable, le film peine à porter un regard singulier sur cette chute progressive dans la misère, et s’embourbe doucement dans des scènes convenues et larmoyantes.
Giulio, quadragénaire goguenard qui travaille pour la municipalité, a une vie bien remplie, deux enfants qu’il aime, mais voilà : un soir pas comme un autre, il a trompé Elena, sa femme, avec une collègue. S’installe alors un malaise grandissant qui va amener le couple à se séparer. Si le point de départ de cette histoire semble bien connu, le drame qui va se jouer ici n’est pas celui attendu. Ce ne sera pas le récit de deux âmes qui se déchirent, entre amour chancelant et répulsion, pour la garde des enfants ou le partage des biens, mais la trajectoire individuelle de Giulio, forcé de quitter son foyer et de tout tenter pour s’en sortir financièrement.
Car avec la pension alimentaire pour ses deux enfants et son modeste salaire d’employé de mairie, Giulio peine à joindre les deux bouts, et même à trouver un studio où loger. Il rentre alors dans une spirale de concessions qui entravent son confort, sa santé et où il perd peu à peu tout lien social : prendre un deuxième emploi, dormir dans sa voiture, faire sa toilette dans les sanitaires publics sont autant de petites choses qui, si elles coupent progressivement Giulio de toute dignité, semblent constituer un intolérable passage obligé pour qui n’arrive pas à s’en sortir. Si le récit met un certain temps à placer ses pions, et parsème sa mise en place de signes ostensibles d’un manque de solidarité dans la société italienne (paranoïa et intolérance d’une vieille dame, irrespect envers un employé de mairie qui a un problème d’élocution), il faut avouer que la chute progressive du personnage met en exergue un travail de préparation documentaire finement mené, entre description d’un milieu pauvre et invisible composé d’immigrés, la spirale des petits boulots de nuit et les moyens alternatifs de faire des économies. On comprend cependant trop bien ce que le réalisateur italien a voulu faire : montrer que personne n’est à l’abri de la pauvreté, et que les circonstances de la vie peuvent amener « Monsieur Tout-le-monde » à littéralement sombrer.
Si cet angle d’attaque ne produit qu’une indignation polie, c’est parce qu’il faudra en passer par des tunnels de musique lacrymale, de scènes montrant Giulio, l’air abattu, se détacher progressivement d’une famille qui, malgré sa mine terne, tardera très longtemps à prendre la mesure de la gravité de sa situation. Là où Ivano De Matteo offre une vision pragmatique des milieux paupérisés, il passe à côté du parcours sentimental de son personnage, ne sachant quoi en faire si ce n’est le figer dans une constante hébétude, tout comme l’implosion discrète de sa famille, très vite reléguée au second plan. À ceci vient se greffer un autre problème, un obstacle récurrent de la fiction (récemment observé, par exemple, dans Foxfire de Laurent Cantet), qui est un souci structurel de scénario : l’impossibilité de se projeter dans un récit qui ne suscite pas d’attentes, puisque la trajectoire des personnages est, par avance, clairement identifiée. Une fois que la « transformation » de Giulio en pauvre homme asocial est amorcée, difficile de se projeter dans son parcours émotionnel et intellectuel alors que l’on sait à quelle sauce la narration, dans sa veine réaliste, va accommoder les étapes du chemin de croix qui sera maintenant le sien. On en revient finalement à ce souci réaliste, devenir suffocant et éprouvé de la description de la misère sociale, qui préside à la construction de ce type de récits. Une forme d’académisme qui n’est pas nouvelle, mais qui étouffe toute la violence du monde sous sa mécanique bien huilée.