On connaît l’intérêt que le film noir a pu porter à la psychanalyse et ceux de Siodmak aux narrations floues et oppressantes. Dans ce film sur la dualité, le réalisateur des Tueurs montre une nouvelle fois sa grande capacité à structurer les liens entre personnages et leur évolution dans un espace d’angoisse et de danger permanent. Cette Double Énigme reste sans doute parmi les meilleures preuves de la légitimité de Siodmak au sein des panthéons hollywoodiens.
Un an après la sortie de La Maison du Docteur Edwardes, c’est dans les mains de Robert Siodmak, réalisateur d’origine allemande ayant fui le régime nazi, que tombe un projet a priori banal. L’argument est simple (une histoire de meurtre insoluble), et les interprètes étonnants : une habituée des rôles de jeune oie peu troublante (Olivia De Havilland) et Lew Ayres, acteur injustement méconnu qui finira sa carrière en télévision, mais beaucoup plus fin et nuancé que celui auquel on le compare, Robert Taylor. Dès les premiers plans, la banalité attendue disparaît : lors d’une scène d’ouverture très courte, sans dialogue, montrant simplement l’appartement saccagé d’un homme poignardé, Siodmak impose une lumière. Celle, vacillante, du doute, du renversement, qui n’est pas sans rappeler les conflits moraux que filmait Clouzot à la même époque. Si le film développe dans son premier tiers un ton plus léger, la descente aux enfers a déjà commencé, et si les enjeux symboliques et esthétiques sont posés dès le lever de rideau, c’est très graduellement que l’on assiste au basculement des êtres. La caméra elle-même semble n’avancer que prudemment sur le terrain du symbolisme, prenant le temps de scruter ses protagonistes sans en faire ses proies, et de comprendre le mécanisme qui les gouverne.
Le scénario ajoute à l’enquête classique deux dimensions de taille : la première est constituée du double coupable ou du coupable dédoublé. Après le meurtre d’un médecin, les témoins reconnaissent une jeune fille, Ruth Collins (Olivia De Havilland), qui possède pourtant un alibi en béton armé. Le premier à subir les affres de l’incompréhension et de l’insensé est l’inspecteur chargé de résoudre l’assassinat. Il découvre rapidement que Ruth a une sœur, Terry. Les deux jumelles refusent de s’exprimer, laissant au juge le seul choix de déclarer un non-lieu. Second point original pour 1946, l’inspecteur, dans sa quête de vérité, va être aidé par un psychologue, Scott Elliott (Lew Ayres) qui dévoilera au fur et à mesure les nouvelles techniques d’interrogation de ses patients. Siodmak navigue donc entre une approche presque clinique de la méthode psychanalytique, filmant notamment les tests de Rorschach d’un point de vue direct, et la volonté de montrer en image la complexité du plongeon progressif dans la folie de l’une des sœurs. Si l’on a beaucoup de mal à les distinguer de prime abord, le film nous force à regarder plus loin que les colliers nominatifs qu’elles portent, à entendre, à noter la froideur, la lumière ou les reflets qui peuplent le décor de Terry et de Ruth.
La gémellité, comme les jeux de miroir, font évidemment écho à la dualité humaine, mais le symbolisme manichéen n’est pas non plus martelé. Plus qu’une lutte entre bien et mal, il s’agit du combat intérieur d’une femme incapable de vivre avec un double d’elle, sa jumelle, plus douce, plus séduisante et meilleure. La folie explose au moment où le combat s’extériorise, devient palpable, frappant à l’avant comme à l’arrière-plan et menace directement l’objet de la jalousie et les protecteurs de l’être détesté. Le plus terrible, le plus troublant, est que, pour dévoiler la folie, il faut entrer dans son système de fonctionnement : et c’est aussi par la manipulation qu’Elliott et la jumelle dont il est épris pourront faire éclater la lumière. Si happy end il y a, celui-ci reste teinté d’une ombre planant sur le film. Siodmak a sans doute voulu la laisser telle quelle, marquant la capacité de chacun à tomber dans l’incertitude mentale, et, jouant des effets de profondeur comme le fera Robert Aldrich pour Qu’est-il arrivé à Baby Jane ?, conservera jusqu’au noir final son interrogation sur la nature de la folie. La ressortie d’un tel film ne peut, en tous les cas, que démontrer l’étendue de la palette d’un Siodmak face à la complexité de ses enjeux, soutenu de bout en bout par son actrice, Olivia De Havilland, mi-Melanie mi-Joan Crawford, qui surprend par les variations qu’elle apporte aux jumelles et donc à l’intrigue.