Abel, Gordon et Romy gardent toujours une certaine posture d’étrangers dans le cinéma. Solidement arrimés à leur goût presque exclusif pour le burlesque, ils écrivent ici une troisième variation aux mésaventures de Dom et Fiona. Alors que L’Iceberg, puis Rumba, faisaient figure de coups d’essais décalés et un peu isolés, se dessine maintenant un ouvrage bien plus grand, dont cette Fée poursuit l’avancée. Il s’agit bien de continuer, de s’en tenir à ces personnages, à ce langage du geste, à cet humour de saynètes et de pantins. Film après film, c’est comme un recueil de fables qui se construit, riche dans ses situations, bien qu’un peu éphémère par la légèreté de ses ajouts : La Fée, pris tout seul n’est pas non plus un objet bouleversant de poésie. C’est bien là, semble-t-il, le choix de ses auteurs.
On pourrait les taxer de répétitivité, mais ce serait une méprise : disons que si la façon dont ils détonent par rapport au cinéma que nous connaissons reste toujours la même, c’est en revanche pour une raison qui les excuse pleinement. En effet, ils ne sont jamais très bavards ; certes, il s’agit presque exclusivement d’aller puiser le geste, le burlesque, dans chaque situation. Bien sûr, puisque tout ce qu’ils racontent – les variations infinies d’une histoire d’amour, dont les protagonistes s’incarnent chaque fois ailleurs, mais restent aimantés avec la même force – doit passer par ce geste. C’est par lui que se compose toute la fable que La Fée s’emploie à raconter. C’est la matière même de leur vocabulaire, plus que la caméra, plus encore que la parole. Là est la clé : pour bien apprécier le cinéma d’Abel, Gordon et Romy, il faut d’abord accorder son regard au diapason de leur pantomime. À ce titre, La Fée est d’ailleurs un petit peu plus bavard que leurs films précédents.
Nulle intention donc, chez le trio d’auteurs, de révolutionner sa formule, transfigurer ses personnages, ou son style. On remarquera, quand même, que cette Fée présente des atours un peu plus rugueux, mis en relief, que les aplats habituels. De ce point de vue-là, il s’agit peut-être même d’une certaine métamorphose. En effet, la partition, qui se composait auparavant sans beaucoup plus de profondeur de champ que le théâtre de Guignol, a tout à coup pris mention d’un troisième axe : libérés du cadre, Abel et Gordon gesticulent dans toutes les dimensions. Au delà d’une innocente évolution, ce pas éloigne leur cinéma d’un burlesque un peu abstrait (celui des débuts de Chaplin, de Linder et surtout celui du théâtre), et le rapproche de la réalité, en couvrant tous ses angles. Leur univers s’en retrouve quelque peu gonflé, grossi par la nouvelle richesse de ses déplacements. À l’origine, il y a sûrement le lieu de tournage de La Fée : une ville – Le Havre –, ses rues tentaculaires, la diversité étriquée de ses ambiances, et la façon dont elle se ramifie.
Alors qu’il semble maintenant bien clair que jusqu’à nouvel ordre, et aussi longtemps qu’ils feront des films, Abel, Gordon et Romy s’en tiendront à ces deux amoureux clownesques, on peut inaugurer une certaine approche de leur filmographie. Attachés qu’ils sont à l’idée de raconter leurs histoires sous forme de fables, ils semblent bien partis pour compiler une sorte de répertoire de situations, de personnages, à l’instar d’autres fabulistes bien plus anciens. Le décalage de leur univers, relativement codé par le systématisme du burlesque, permet d’ores-et-déjà d’entrevoir un catalogue florissant de conditions humaines. C’est un choix à double tranchant : en même temps qu’il annonce leur filmographie comme un recueil dans lequel on aura toujours plaisir à se pencher, il s’inflige aussi une contrainte d’homogénéité qui limitera sûrement les surprises. Ainsi se présente La Fée : sans bouleverser, il ajoute une pierre à un bel édifice. Avec beaucoup d’humilité, comme ses deux aînés, et comme ses futurs cadets, il assume sa nature un peu éphémère, pour se contenter de continuer d’écrire la partition d’Abel, Gordon et Romy : la déambulation infinie de Dom et Fiona.