Rares sont les cinéastes qui éprouvent le profond besoin d’accompagner vraiment la sortie de leur film. Les trois auteurs du très beau Rumba, clowns habitués aux planches et à la proximité du public, font preuve d’une grande et joyeuse présence. Et rendent très communicatif le bonheur qu’ils éprouvent à créer.
Vous écrivez vos films en faisant des improvisations. Est-ce que vous avez une idée bien nette de ce que vous cherchez ou partez-vous d’un flou qui se précise au fil des expérimentations ?
Fiona Gordon : L’idée n’est pas floue, on a toujours une idée assez précise, un canevas assez précis. On ne commence pas avec une histoire qu’on trouve drôle spécialement mais avec une histoire touchante. Et on la laisse très ouverte, comme ça en improvisant, on reste assez libres.
Comment se passe l’écriture à trois ?
Dominique Abel : En général, on part de quelques pitchs, de petites phrases qui ont un potentiel touchant. Pour Rumba, on s’est souvenu qu’en tournée théâtrale, un jour où on roulait sur l’autoroute (on tourne beaucoup en camionnette Fiona et moi), Fiona a fait un petit cauchemar, elle a rêvé qu’on avait un accident, que je perdais mes bras et elle ses jambes. Ce qui serait terrible dans la mesure où on est des clowns et on vit de notre physique (enfin, ça serait terrible pour n’importe qui…). Et donc en cherchant des idées, celle-là a ressurgi, elle nous plaisait pour son potentiel tragi-comique et on s’est mis à écrire. On fonctionne par e‑mails. Bruno habite Caen, nous Bruxelles, on s’envoie des e‑mails, ça devient quelques pages, ça fait comme une boule de neige. On écrit sans penser à des scènes vraiment précises, on essaie plutôt de trouver une succession de scènes sans écrire ce qu’il y a dedans, parce que ça, ça vient par les improvisations. Dès qu’on a un canevas d’une quarantaine de pages, on commence à répéter, et puis pendant un an les répétitions nous donnent des renseignements : est-ce que la scène est aboutie, est-ce qu’elle est comique, touchante… Si ça n’est pas le cas, on retourne à l’écriture. Ou bien les improvisations donnent de nouvelles pistes, et dans ce cas là on enlève des pages et on recommence.
Vous parvenez toujours à vous mettre d’accord tous les trois ?
Bruno Romy : Lors de la phase d’écriture, il y a des choses différentes qui peuvent naître parce que chacun se prend au plaisir d’écrire. Mais dès qu’on passe en impro sur le plateau c’est clair, il y a des trucs qui marchent et des trucs qui ne marchent pas. Là c’est souvent consensuel. Le fonctionnement de notre trio, c’est que quand il y en a un qui n’est pas d’accord c’est que quelque chose ne va pas. On essaie vraiment d’aller jusqu’au consensus.
Quand vous êtes tous les trois d’accord vous êtes sûrs que c’est bon, il y a une évidence…
Bruno : Voilà. Au bout d’un an, on a plus qu’un scénario parce que tout a été filmé en vidéo. Pour Rumba, on avait déjà tout le film en impro, on en a fait un montage.
Fiona : On a besoin de filmer les répétitions. C’est comme ça qu’on arrive à juger parce qu’on répète tous les trois et qu’on est tous les trois occupés, il y en a un qui tient la caméra (souvent Bruno), on joue nôtre rôle, celui des autres personnages… Après, tous les trois on regarde les impros, et alors soit on rigole, soit ça ne nous fait rien…
Dominique : On a un monde très imaginaire, et donc on joue beaucoup avec les objets, les décors. Rien n’est là pour faire vrai, c’est toujours une espèce de transposition du monde. À la limite, certains plans sont comme des peintures. Et donc tout ça, c’est trouvé avant le film.
Bruno : Quand on répète, on pense déjà à la façon de filmer. Il n’y a pas de séparation entre le jeu, la réalisation, le son, les décors, l’image… Tout vient ensemble, dès qu’on est sur le plateau on pense cinéma (qu’est-ce qu’il va y avoir dans le cadre, comment on va filmer ça…).
Dominique : En général, le cinéma c’est des gens qui font une très belle histoire, et puis le réalisateur arrive et se demande comment il va découper ça. Et puis à la fin les acteurs arrivent et hop, c’est parti. Nous on ne pourrait pas faire comme ça. Les costumes, les couleurs, ça fait partie du brouillon, dès le début. Puisqu’on s’exprime beaucoup plus par le visuel que par le dialogue, et même presque que par la psychologie, c’est dès le début qu’on cherche ce mouvement, cette chorégraphie, ces couleurs.
Il n’y a donc pas grand chose qui change au moment du tournage ?
Fiona : Non, à partir du moment où on tourne, c’est assez solide. Les seuls éléments inconnus, ce sont les éclairages parce qu’on n’a pas le matériel qu’il faut avant. Et la météo.
Bruno : Il y a tellement de choses incertaines pendant un tournage que nous, il faut qu’on soit sûrs de ce qu’on veut filmer.
Dominique : Pour les ombres en revanche, c’est de l’éclairage mais on a pas attendu le tournage pour les mettre au point. Les effets spéciaux sont là pour partager un certain humour avec le spectateur, ils sont l’objet d’une recherche qui donc précède le début du tournage.
Vous avez besoin qu’on sente que ces effets spéciaux sont artisanaux, même si vous aviez davantage de moyens pour les mettre au point vous n’en voudriez pas ?
Dominique : Oui, on veut plus d’argent pour la suite mais ça n’est pas pour perfectionner les effets spéciaux.
Y a t‑il une répartition des tâches entre vous ?
Fiona : Non, sauf pour le casting, c’est Dominique qui s’en occupe.
Dominique : Du fait qu’on créé énormément en impro, sur des planches, chez nous, avec des boîtes en carton, des chaises, des chapeaux, qu’on fait tous les personnages en s’amusant comme des enfants, forcément on est là à trois.
Vous avez une petite équipe et vous vous occupez de presque tout : quelle marge de liberté laissez-vous à vos collaborateurs ?
Bruno : C’est vrai qu’on se mêle un peu de tout. Il n’y a pas de délégation, ça n’est pas parce qu’on a un décorateur qu’on lui dit de faire seul le décor.
Dominique : On leur laisse quand même une marge grandissante.
Fiona : Oui, pour L’Iceberg on était très directifs, on laissait très peu de liberté. Mais pour le deuxième film on a repris certaines personnes avec lesquelles on avait des affinités. Donc petit à petit on peut dire moins, ça fonctionne en collectif, on se comprend, on cherche la même chose.
Dominique : Ce qu’a dit Bruno est vrai mais l’apport des autres est quand même créatif. Vu qu’on fonctionne un peu comme des peintres, un peintre ne va pas dire « peins moi mon tableau ». Mais on est derrière et avec eux pour que ça soit vraiment le genre d’esthétique, de chorégraphie, d’entrées et de sorties, de cadre… qui nous plaît.
Quelles sont vos références picturales ?
Dominique : On fait des visions communes avec l’équipe qui s’occupe de l’image. Évidemment on a tous le cinéma burlesque, au niveau du jeu et de l’écriture. Et puis on adore Kaurismäki, on a visionné de l’Ozu, du Technicolor parce qu’on adore les couleurs pétantes.
Bruno : Mais on est influencés par pleins de cinémas différents, pas uniquement le cinéma burlesque. Ça fait cinquante ans qu’on voit des films, des expos, des pièces de théâtre… On emmagasine des choses un peu partout et ça ressort dans nos films.
Dominique : Peut-être que c’est quelque chose qui fait un peu OVNI au cinéma, mais dans les arts de la scène et du cirque, par exemple le nouveau cirque ou le nouveau théâtre, il y a beaucoup de place pour la création, la poésie, la transposition. Les spectateurs sont curieux, ils veulent découvrir des choses nouvelles. Et les créateurs prennent en main le médium. En cinéma c’est un peu plus rare. Peut-être qu’il manque un créneau de gens qui ne se disent pas « je vais faire un bon dialogue, avec de bons acteurs, de bons réalisateurs » mais « je vais avoir quelques faiblesses mais au moins j’aurais une patte, une couleur, je vais faire un truc qui sent l’humain ».
Le monde de vos films est décalé, clos, ça n’est pas la réalité. Où situez-vous Dominique et Fiona par rapport à leur réalité ? Ils sont optimistes, mais est-ce parce qu’ils sont en retrait du monde, dans leur bulle à deux, ou parce qu’au contraire ils acceptent le réel ?
Fiona : Il y a une épure, mais ça n’est pas une épure pour affirmer un style, c’est parce qu’on aime bien ce langage visuel et gestuel. On essaie de mettre en valeur cette façon de s’exprimer, et du coup forcément on doit contrôler le contexte. Dans le plan fixe par exemple, on peut vraiment voir les corps en entier qui s’expriment, pas juste la tête ou juste les pieds. Donc quand on fait un plan fixe, on contrôle complètement le cadre et ce qu’il y a dedans. Le plan séquence, c’est la même chose. C’est le contexte qui est important pour pouvoir prendre ces moments à part où on est vraiment démuni, tout petit perdu dans le monde. On essaie de créer ce contexte qui nous permet d’aller un peu plus loin que dans la vraie vie où tout le monde a une carapace.
Dominique : On est davantage dans un rapport de conte. Quand on parle de l’humain on essaie de parler de l’Humain, et donc il faut un certain recul. On n’est pas dans la comédie, c’est sans doute la différence entre le burlesque et la comédie. Dans la comédie, c’est souvent des acteurs qui ont un vrai talent comique et qui les mettent au service des scénaristes et des réalisateurs. C’est souvent ancré dans la réalité sociale maintenant, souvent c’est de la parodie, on dit des choses sur la société. Quand on est un clown, on s’exprime comme réalisateur, donc on invente le cadre, l’éclairage etc. Et il y a un certain recul aussi, on ne parle pas de 2008 à Paris, c’est pas comme le JT. Nous comme auteurs, si on veut parler de choses qui nous touchent et nous agressent, on a besoin d’un peu de recul, d’une certaine poésie. Même pour aller plus loin dans ce qui fait mal. On ne peut pas parler de choses qui nous blessent sans ce filtre là, qui est un peu un filtre naïf dans notre cas. Quand j’avais 20 ans et que je découvrais des grands clowns, que je voyais des films muets, je trouvais qu’ils parlaient de choses extrêmement justes. Et ça n’était pas par les mots, donc ça rentrait en moi beaucoup plus profondément que s’ils avaient dit « ce soir encore 12 tués…»
Bruno : Ce qui donne le côté non réaliste aussi, c’est l’épure. Dans chaque plan-séquence, on traite une seule émotion, un truc. Tout ce qui dans la réalité pourrait vivre à côté, on le vire. Pour que les gens soient vraiment avec Dominique et Fiona, il faut qu’il y ait uniquement Dominique et Fiona à regarder. On n’imaginerait pas manipuler de la figuration par exemple. Si on met quelqu’un d’autre dans le cadre, c’est quelqu’un dont on a travaillé la silhouette, et il ne fait pas grand chose parce qu’il ne faut pas qu’il bouffe le jeu des autres.
Fiona : On ne cherche pas une appréciation cérébrale du public mais quelque chose de physique, on cherche un bon rire, et pour ça il faut que les gens sentent vraiment une seule chose. Donc on simplifie au maximum.
Bruno : Il y a un côté comme ça irréaliste mais on travaille quand même avec des choses réalistes, il y a une sélection, on nettoie, on éjecte des choses.
Fiona : C’est un peu comme la différence entre une nouvelle et une chanson. Dans une nouvelle on peut mettre beaucoup de nuances, de détails, dans une chanson on essaie d’être plus concis. Nous on va plutôt dans ce sens-là.
Dominique : On est aussi des clowns, sans le nez rouge et tout ça, mais c’est important. Le clown représente un être démuni, dans un monde qui le domine, un être trop lent dans un monde où il faut être rapide, ou avec un physique ingrat dans un monde où tout le monde doit être beau. On est porteur de l’antihéros.
Je ne trouve pas que Dominique et Fiona soient des antihéros. Au contraire, ils font preuve d’une grande sagesse, en acceptant le drame qui leur arrive, en vivant le moment présent, en s’aimant. Est-ce qu’il y a cette idée d’un rapport à la vie exemplaire ?
Dominique : On n’efface pas les problèmes, et dans notre histoire ils sont irrémédiables. En même temps, il y a le côté clownesque qui fait qu’on se relève. Un peu naïvement, on se dit qu’on ne va pas refaire cette bêtise là, et puis trois mètres plus loin on la refait. Mais l’adaptation, repartir avec de nouvelles bases, c’est aussi un signe humain d’intelligence. Si je suis un arbre : OK, on m’a coupé quatre branches, mais il m’en reste encore dix huit, qu’est-ce que je peux faire ? Dans Rumba on est allés loin, on a perdu une partie de notre corps, on n’a plus de vêtements, on s’est perdus physiquement…
Bruno : Si ce film était un médicament, ça serait un antidépresseur (rires).
Fiona : En même temps, souvent les gens nous disent que c’est un film optimiste, et en effet c’est vrai. Mais en fait au départ, l’idée c’était plutôt que le bonheur est éphémère, que quand c’est là c’est grandiose mais que ça disparaît. Mais qu’on peut le retrouver.
Dominique : On dit que Rumba est l’histoire de gens qui tombent, qui se relèvent, qui re-retombent et se re-relèvent… Mais ça n’est pas la chute qui nous intéresse, c’est le moment où on se relève, humilié, abîmé. Sans dire pour autant que la vie est belle et qu’il suffit de vouloir pour pouvoir, mais c’est dans la détresse qu’on voit vraiment la beauté de l’être humain. Et dans l’anticonformisme aussi, parce que quand on est bien, heureux, qu’on a du boulot, une bagnole… les gens se ressemblent finalement. C’est quand les choses se bousculent qu’on voit vraiment des choses nouvelles.
Le clown puise beaucoup dans ce que vous êtes. Y a t‑il quand même création d’un personnage ? À quelle distance vous situez-vous des Dominique et Fiona de Rumba ?
Fiona : En effet, c’est nous. On ne pense même pas au personnage du tout. On n’essaie pas de ressembler à tel ou tel type de personnage dont on aurait une image, on ne compose pas. On le laisse aller dans les improvisations, on le laisse prendre la direction que ça prend.
Bruno : C’est très instinctif, c’est corporel, c’est dans le corps qu’on sent si on est juste ou pas.
Dominique : Mais on a quand même derrière nous vingt ans d’expérience sur les planches et des expériences au cinéma. Pour nous ça se rejoint complètement : on était inspirés par les clowns de cinéma pour les planches, sur les planches on nous disait que c’était très cinématographique et quand on fait du cinéma on nous dit que c’est théâtral. C’est là qu’on affine une manière de créer, et tout doucement un univers coloré, une écriture personnelle. Donc à la fois c’est très proche de nous et à la fois c’est très proche des personnages qu’on joue, on affine notre clown.
Fiona : Jusqu’à présent, les personnages de nos films sont assez similaires. Dans les pièces ils changent davantage, en fonction du contexte.
Dominique : Mais il y a un même élan qui traverse toutes nos impros.
Fiona : Parce qu’on essaie d’être sincère dans le jeu, on essaie que ça soit juste.
Est-ce que vous vous surprenez encore mutuellement ou est-ce que vous vous connaissez par cœur ?
Bruno : Moi je suis surpris à chaque fois, des fois on est vraiment morts de rire aux impros.
Fiona : Parfois avec des acteurs tu repères des tics, des habitudes, donc ça ne fait pas rire, on n’est pas touché. Nous on n’a pas ça.
Dominique : Les gens pensent souvent qu’on doit se marrer pendant le tournage en improvisant. En fait on improvise très peu pendant le tournage parce que c’est justement des plans sur la longueur, et la mécanique burlesque est très précise. Donc là on ne se marre pas. Parfois les gens de l’équipe rient, surtout à la première prise, mais c’est quand même très sérieux, et il y a très peu d’impro.
Vous respectez rigoureusement les déplacements prévus ?
Dominique : Oui, parce que c’est un jeu physique, parfois c’est même chorégraphié. Le rythme est très important, ça demande beaucoup de concentration.
Est-ce que vous avez fait de nombreuses prises ?
Bruno : En moyenne, entre 7 et 8 fois.
Fiona : Parce que parfois on trouve des choses en impro, et c’est difficile de le retrouver comme c’était. La précision ça va encore, c’est plutôt la fraîcheur dans le jeu qui est difficile à retrouver.
Dominique : Ce qui nous limite, c’est la durée du tournage. On est limités par le temps parce que notre budget fait qu’on a trois heures pour faire telle scène. Notre rêve c’est de faire comme Chaplin ou les Dardenne, ou comme d’autres qui ont fait vraiment leurs preuves – nous on n’en est qu’à notre deuxième film, on montre petit à petit. L’idée ça serait quand même d’avoir plus de temps et de se dire que si la scène n’est pas complètement aboutie, qu’on n’a pas trouvé ce qu’il y avait pendant la répétition, se dire que c’est pas grave, demain on la refait. Notre style demande beaucoup de temps.
Le tournage n’est donc pas très compliqué, parce que vous savez précisément où vous allez ?
Fiona : Non, ça n’est pas très compliqué. C’est peut-être compliqué pour la concentration parce qu’avec les plans séquences fixes, l’équipe doit rester concentrée, l’attente est dure.
Bruno : Ils ne font pas 15 plans par jour, ils en font deux (rires).
Dominique : On essaie quand même de trouver une équipe avec laquelle on a un esprit de troupe. On dit qu’on décide tout mais c’est quand même un peu un mythe, le réalisateur qui sort tout de sa tête. Un tournage c’est quand même 35 personnes, avec des catégories de travail hyper pointu et précis. Donc de toutes façons les gens apportent des choses. On essaie de fonctionner un peu comme un cirque, c’est pas trop cloisonné, moins cloisonné que dans d’autres équipes de cinéma. Et dans ces effets spéciaux riquiqui un peu rigolos qu’on recherche, là c’est l’équipe qui nous apporte des choses.
Et le personnage du suicidaire…
Fiona : C’est le grain de sable qui entre dans la mécanique. Comme si notre vie était une machine bien huilée, pas dans l’ennui, mais quelque chose qui marche. Et puis il y a quelque chose d’inattendu, le grain de sable, le Destin, et tout foire. En même temps c’est un personnage très touchant, qui est presque le contraire de nous. Il y en a deux qui sont toujours à la recherche du bonheur, et lui qui cherche presque son malheur.
Dominique : Gérard, c’est la peau de banane dans notre histoire. On n’a pas voulu dire pourquoi il pleure sans arrêt, pourquoi il essaie de se suicider, les gens imaginent. Ce qui nous faisait marrer, c’est que c’est quand même un acteur très costaud, qui fait deux mètres et pèse cent kilos, et c’est pas du tout dans sa nature. Qu’un colosse comme ça pleure parce qu’il est trop malheureux, ça nous fait vraiment rigoler. Et là on commence à sentir l’effet de son jeu dans les salles, puisqu’on accompagne le film dans les avant premières, et il est très drôle.
Par rapport aux rares autres personnages secondaires, il y a les enfants, qui sont bienveillants, et il y a vous (Bruno), qui agressez Dominique…
Fiona : C’est l’enfonceur du clou du malheur.
Est-ce que le monde qui entoure Dominique et Fiona est doux ou est-ce qu’il est hostile ?
Dominique : Le monde, je crois qu’il est bienveillant.
Fiona : Non, il est dur !
Dominique : Dans l’histoire, les événements sont hostiles, mais on ne dit pas que le monde est hostile.
Fiona : À part le voleur de pain en chocolat…
Dominique : C’est juste une cascade de malchance qui s’abat sur eux.
Fiona : Souvent, dans tout ce qu’on fait, les gens sont inadaptés à leur environnement. Dans cette histoire-là, au départ ils ne le sont pas, mais par les choses qui arrivent ils deviennent inadaptés. Ça n’est pas vraiment le monde qui est hostile, dans le monde il y a de tout.
Dominique : Dans Rumba, tous les personnages ont quelque chose d’inadapté. Le suicidaire, c’est un suicidaire foireux, on a confiance qu’il ne va jamais réussir à mourir. Et le petit homme qui m’agresse, c’est un agresseur inadapté. En fait il m’aide pour aller jusqu’au bout du rien. Je suis complètement démuni à la fin, il ne m’a pas enlevé mon caleçon mais c’est la seule chose qu’il me laisse – je crois que les gens sentent ça. C’est pour ça qu’il ne me vole pas une carte de crédit ou de l’argent, il me vole mon pain au chocolat, c’est son obsession, et il est quand même un peu taré comme agresseur.
Pourtant, même si ces personnages sont inadaptés et atypiques, on les sent très proches de nous…
Dominique : On cherche beaucoup cette simplicité-là avec les gens, dans l’humour. Comme au théâtre où on a le public en face, on joue pour eux, et on tient compte de leur présence. Ça on veut le garder dans le cinéma. On se montre nous deux maladroits et fragiles, et si les gens rient c’est par identification, ils rient en se reconnaissant dans notre bêtise.
D’après les retours que vous avez avec les avant-premières, est-ce que les gens trouvent le film plutôt drôle ou plutôt triste ?
Dominique : Il y a les deux.
Bruno : Il y a plein de gens qui parlent d’un rire profond, et ça ça me fait plaisir. Ils rient mais ils disent qu’il y a une épaisseur derrière, une humanité, c’est pas un rire qui va s’arrêter à la sortie du cinéma, ça va leur trotter dans la tête.
Dominique : Il y en a même, une minorité, qui ont une lecture au premier degré. On a eu une représentation où quelqu’un dans la salle a crié « arrêtez de rire, ça n’est pas drôle ! », elle était choquée. C’est comme une tragi-comédie, c’est un mélange de comédie, de tragédie et de drame. Et tu peux voir le film en balançant du côté de la tragédie, c’est assez tragique en fait ce qui leur arrive.
C’est tragique quand on se place du point de vue de la réalité, qu’on pense à comment nous on réagirait. Si on se met dans le film, ça n’est pas du tout tragique puisque pour Dominique et Fiona ça ne l’est pas, qu’ils reprennent le dessus tout de suite. Par rapport à ça, la scène des ombres peut faire penser à une scène de deuil, où les personnages accidentés décident de ne plus penser à leur vie d’avant. Est-ce que c’est comme ça que vous avez pensé cette scène ?
Dominique : Nous on n’analyse pas, on parle peu entre nous, on sent quand il y a un potentiel. Là tout de suite quand on a eu cette idée, qu’on a mis un drap pour les ombres, on sentait que ça voulait dire un tas de choses. C’est à la fois les ombres qui font ce qu’on ne peut plus faire, c’est poétique, c’est une allégorie, et à la fois c’est beau visuellement. Et voilà, on ne va pas plus loin, on sait que c’est profond.
Fiona : Moi je n’ai pas pensé à un deuil de ce qu’on ne peut plus faire, mais plutôt qu’on a trouvé un moyen de le faire quand même. On ne peut plus, mais nos ombres peuvent encore le faire.
Dominique : Les ombres, c’est une partie de notre tête qui dit « on a envie de recommencer, on ne peut plus mais c’est pas grave, on va quand même danser ! »
Le montage des plans séquences doit être relativement simple ?
Fiona : Non ! Nous on croyait ça aussi au départ, mais non…
Bruno : Ça a été 13 semaines assez compliquées.
Fiona : C’est parce qu’il y a moins de pièces. Quand on travaille avec des plans-séquences, il y a moins de possibilités. Quand on découpe beaucoup, on peut faire beaucoup de choses.
Dominique : Nous on ne peut pas s’échapper, on mise sur l’émotion réelle dans un temps réel. C’est exprès, parce qu’on veut capter l’adresse et la maladresse des humains qui sont en train de jouer, et donc on ne peut pas débiter, recréer les gens avec des mouvements de caméra, comme à la télé où ça n’arrête pas de bouger pour créer un intérêt secondaire. Nous on ne veut pas créer de diversion, on dit voilà, voilà ce que les acteurs peuvent faire dans un temps réel.
Fiona : Et du coup, on a quand même parfois des problèmes de rythme qui sont difficilement résolubles parce qu’on n’a pas toutes les pièces pour créer du rythme. On peut juste changer de place, couper des scènes – on en a coupé quelques-unes.
Bruno : Et ce qui est troublant avec un film comme ça, c’est que quand on a vu 200 fois la même scène on ne rit plus, les trucs touchants on se demande si c’est encore touchant. On a besoin de la réaction du public qui nous indique. Dans la salle de montage on ne l’a plus, tout est plat, mort, un électrocardiogramme plat (rires).
Dominique : Mais on pensait vraiment que ça allait être assez simple, c’est notre monteuse Sandrine Deegen qui nous a dit que ça demanderait du temps. Et le temps devient des microsecondes, c’est très précis pour ré hausser des choses.
Bruno : La première fois qu’on a vu le film fini c’était à Cannes (dans la section Semaine de la Critique, ndlr), et là tout le monde était mort de rire.
Vous ne l’avez pas modifié depuis Cannes ?
Bruno : Non.
Fiona : Moi j’aimerais bien pouvoir, après les premières projections, adapter certaines choses. Mais financièrement, on ne peut pas le faire encore.
Dominique : C’est très difficile d’avoir un vrai public anonyme. On peut toujours avoir des amis, ou même des spécialistes, qui viennent en cours de montage, et on en profite, mais alors tu as des avis personnels. Ce n’est pas du tout la même chose que d’avoir une vraie salle, pleine de gens que tu ne connais pas, de gens qui n’ont rien lu encore. C’est là que tu apprends tout, c’est vraiment pendant la projection que tu sens, physiquement, surtout si tu as fais de la scène, les moments où ce sont des silences remplis. Pour nous, physiquement c’est un vrai bonheur, et puis parfois on se dit que non, tel choix était vraiment mauvais.
Allez-vous continuer à jouer sur scène en même temps qu’à faire des films ?
Dominique : On a décidé d’arrêter pendant une saison pour accélérer dans le cinéma. Après ça reviendra, mais les nouvelles idées viennent en cinéma. On a fait quatre pièces qu’on a tournées pendant 20 ans, des pièces avec nous deux sur scène, c’était toujours des histoires d’amour un peu clownesques. C’était bien d’arriver au cinéma parce que du coup ça ouvre plein d’autres choses, ça donne un tas d’idées et d’envies de jouer avec d’autres, de travailler en équipe. De découvrir des choses très agréables comme d’écrire un scénario. Parce qu’on dit qu’on improvise, et c’est vrai qu’on improvise plus que ce qu’on écrit, mais pendant un an on passe quand même énormément de temps sur un ordinateur. Et ça c’est une espèce de fantasme d’écrivain, de romancier. La vie d’un film c’est plein de trucs comme ça, un moment c’est de la chimie avec des laboratoires, de la pellicule, un moment c’est des maquettes de décors, des couleurs, de l’éclairage, de l’organisation… On a comme ça un boulot d’architecte qui est passionnant.
Qu’est-ce que vous avez envie de provoquer chez le public ?
Fiona : Moi j’aime que ça rigole, pas n’importe comment, mais qu’on rigole.
Dominique : Oui, c’est la qualité du rire qui est importante.
Fiona : Si les gens me disent que c’était poétique mais qu’ils n’ont pas rigolé, pour moi ça n’est pas réussi.
Bruno : Un rire profond, qu’on garde dans la tête.
Êtes-vous contents de l’accueil du film lors des avant-premières ?
Fiona : Oui, on n’est jamais garanti d’avance, mais globalement c’est bien.
Dominique : Et puis on voit un petit progrès, on sent qu’on affine notre style. C’est comme au théâtre, c’est toujours une vraie rencontre avec de vrais gens. Les gens ont leur sens de l’humour, nous on a le nôtre, et notre travail, ça n’est pas d’aller vers un consensualisme mais on a quand même le but de gagner ces gens-là, de partager quelque chose.
Justement, outre les avant premières où vous êtes présents, vous qui avez besoin de la proximité du public, comment vivez-vous le fait que le film fasse son chemin sans vous, de ne plus être en contact avec le public ?
Fiona : Une fois qu’on ne contrôle plus, on commence avec un nouveau film.
Bruno : On accompagne beaucoup par rapport à la moyenne des réalisateurs, il y en a qui ne veulent pas, qui font Cannes et puis se lancent dans un autre film.
Dominique : Nous on a besoin d’accompagner le film, il faut qu’on sente, qu’on voit, dans plusieurs pays différents, et qu’on apprenne des erreurs.
Fiona : Pour moi ça n’est pas un plaisir d’accompagner le film, on le fait pour avoir des renseignements. Mais ça n’est pas un plaisir parce que c’est trop tard, on ne peut rien faire d’autre et donc on ne se sent plus créatif.
Bruno : Enfin, quand ils sont morts de rire ça fait plaisir quand même !
Fiona : Oui c’est vrai, mais ça n’est pas du tout pareil pour moi, je préfère aller à la suite. C’est un plaisir qu’on a comme quand on regarde une photo du passé, c’est fini pour moi.
Mais ça vous apprend pour le prochain film, l’accompagnement du film est une phase de travail…
Fiona : Oui complètement, c’est très important.
Dominique : C’est aussi qu’on aide les exploitants car c’est pas évident. Il y a une espèce de normalisation dans la plupart des films, c’est le naturalisme, la psychologie, les dialogues, les stars… Dès que tu sors de ça, les gens se disent « ah ? c’est du cinéma quand même ? » Ben oui c’est du cinéma, mais il faut aller le dire.
Depuis L’Iceberg vous aurez sans doute votre public, mais il faut aller en conquérir d’autre…
Fiona : Surtout qu’on pense que nos films ont un potentiel populaire, même s’ils ne sont pas dans la norme.
Dans combien de salles va-t-il sortir ?
Bruno : 35 en première semaine.
Par rapport à L’Iceberg ?…
Dominique : On avait démarré avec 11 et on était à monté à 18, donc Rumba c’est le triple.
Comme L’Iceberg, il a été sélectionné dans de nombreux festivals ?
Fiona : Oui, on va en faire beaucoup. Là on revient du Festival des Films du Monde à Montréal, on va aller à Zagreb, Athènes, Bangkok, au Japon, et d’autres encore.
Mais Rumba n’est pas qu’un film de festivals…
Fiona : Non, L’Iceberg l’était un peu, à part en France où il a une vraie vie en salles, mais celui ‑ci normalement il va sortir à l’étranger. Même si c’est parfois une seule copie qui fait le tour du pays, on ne sait pas trop.
Dominique : Aux États-Unis, il y a une copie de L’Iceberg qui va de ville en ville, c’est une « sortie caravane », elle tourne encore maintenant, depuis deux ans. C’est innovant comme manière de distribuer mais pourquoi pas ?
Ça permet au film de moins craindre le nombre d’entrées la première semaine…
Fiona : Oui, c’est un peu prévu comme une tournée théâtrale, ça reste deux semaines quelques part, les gens sont au courant, s’ils veulent le voir il faut qu’ils aillent là…
Bruno : En même temps, pour Rumba on travaille avec le circuit Art et Essais, donc ce sont souvent des engagements sur deux-trois semaines, ce sont des gens qui tiennent le film, pas comme UGC ou ceux qui balancent le film si ça ne marche pas.
C’est en France que L’Iceberg a le mieux marché ?
Dominique : Oui, nettement. La critique nous a bien aidés aussi. C’est important, quand on arrive avec une espèce de fragilité, même voulue dans notre cas. Parfois, les gens ne savent pas si c’est fait exprès ou pas nos inventions, notre manière de faire. Donc c’était très important que la presse française dise d’aller le voir, et qu’aussi MK2 nous repère et nous aide.
Fiona : Oui, L’Iceberg on l’a fait tous seuls, on a vraiment ramé à tous les niveaux. Là, MK2 a co-produit Rumba, et tout était beaucoup plus facile.