À l’occasion de la sortie de La Fée, film de la semaine sur Critikat, Dominique Abel, Fiona Gordon et Bruno Romy nous accueillent dans les locaux de MK2 pour un entretien détendu. Ils nous parlent de leurs parti-pris, l’évolution de leurs envies au cinéma, et du processus de création qui a donné naissance à ce troisième film.
Tous vos films présentent ces deux personnages d’amoureux, tout en les projetant dans des situations totalement différentes. Comment abordez-vous cette question ? S’agit-il des mêmes personnages, ou simplement des mêmes acteurs (vous, en l’occurrence) ?
Fiona Gordon : Ce sont deux personnages récurrents. On est un peu comme Laurel et Hardy, Laurel et Hardy déménageurs, Laurel et Hardy à la guerre… Il n’y a pas de recherche pour changer les personnages ou pour jouer autre chose.
Dominique Abel : Il n’y a pas vraiment non plus une relation codée comme Laurel et Hardy, c’est un peu plus mouvant. On peut avoir d’autres métiers, ne pas se connaître au début d’un film, ou bien être un vieux couple. On se permet tout. On va chercher l’humour en nous, c’est pourquoi on s’appelle Fiona et Dom. On joue avec notre différence à nous, avec ce qui nous est spécifique, dans la maladresse comme dans l’adresse.
Bruno Romy : Ce sont des clowns. Le propre des clowns, c’est de ne pas composer, mais de travailler sur eux mêmes, sur leur propre personnalité.
Quelle est l’organisation de votre processus de travail ? (à Bruno Romy) Par exemple, êtes-vous plus en charge de la réalisation que Fiona et Dominique, étant donné qu’ils sont plus souvent devant la caméra ?
Bruno : On est tous les trois autant réalisateurs ; tout se fait vraiment à trois. Pendant un an et demi de répétitions, on cherche tous les trois sur un plateau comment filmer, éclairer, faire les effets spéciaux. Fiona et Dom ont l’habitude de voir comment ils jouent, même s’ils ne se regardent pas. Ils ont cette faculté de savoir si ils ont été bons ou mauvais, ils le sentent.
Fiona : D’ailleurs on n’a pas de moniteur sur le tournage, on préfère se fier à ce qu’on ressent, en intérieur comme en extérieur, plutôt que de voir ce que ça donne sur un petit écran.
Bruno : La facilité serait d’avoir un combo et de se juger après. On refuse complètement ça.
La réalisation semble avoir pris du relief. Il y a plus de matière, c’est un peu plus dialogué, nettement plus découpé, sous plus d’angles. J’ai l’impression que la mise en scène en aplats, notamment de Rumba, a un peu évolué dans La Fée.
Dominique : On n’a pas vraiment changé notre amour, qui est toujours celui du corps et du jeu. On ne s’est pas dit : « tiens on va parler plus ». Dans chaque film, on met la quantité de mots qui nous semble normale et cohérente, c’est à dire peu. Dans celui ci c’est un hôtel, avec des clients, donc forcément le film démarre sur plus de dialogues par rapport à Rumba par exemple, qui avait ses vingt premières minutes complètement muettes. Il n’y en a quand même pas beaucoup.
Fiona : On voulait aussi travailler avec d’autres gens, ça complexifie la trame narrative. Cette histoire-là vient de plus de projets un peu mélangés. C’est moins une ligne pure, un peu plus de bordel.
Bruno : C’est aussi, concernant l’histoire, un peu plus rythmé. Et notre façon de découper suit ce rythme plus riche.
Dominique : Quand il y a plus de personnages, c’est un peu comme les assiettes chinoises : tu ne peux jamais laisser trop longtemps les personnages immobiles, autrement l’assiette tombe. On a cette structure plus complexe. Et on a aussi appris dans notre parcours que ce qui nous plait vraiment, ce sont les plans-séquences non coupés : il y a une vraie émotion, parce que c’est l’acteur qui rythme la scène.
Comme sur scène ?
Dominique : Comme sur scène. Mais il faut aussi intégrer à notre écriture un découpage parce que trop de plan-séquence nuit au plan-séquence. Il peut y avoir une espèce de rythme qui s’installe et qui peut nuire au parti-pris, le banaliser et le rendre invisible. En plus, on a parfois un très beau plan-séquence avec quelque chose au milieu qui ne marche pas : quand ça arrive tu n’as pas le choix, tu jettes. On s’amuse donc à découper un peu plus.
Quelle a été l’idée inaugurale de La Fée ?
Bruno : La première chose qui me vient à l’esprit c’est le milieu urbain. On avait beaucoup travaillé à la mer, la campagne. Là il y a ce côté jazzy, urbain.
Dominique : On est parti aussi de l’idée de jouer avec plus de gens. C’est un plaisir. On a toujours fait nos films comme des contes ou des fables. Ici c’est un vrai conte, mais ça ne diffère pas des autres en ce sens où on essaie toujours de créer un univers épuré, atemporel, qui nous aide à mieux dire ce qu’on a envie de dire. On était parti sur l’histoire d’une ado qui arrive dans un hôtel, accouche et se barre. Le veilleur de nuit et une cliente passent la nuit à essayer de retrouver la maman ensemble. On a développé ça pendant environ trois mois quand même, et on avait un problème, c’est que c’était un peu moraliste. Avant ça, on avait écrit une histoire de conte de fées, avec un génie qui vient proposer trois souhaits à Fiona, et encore un peu plus tôt, un court métrage pour deux personnages extrêmement myopes. On a donc utilisé toutes ces idées-là pour partir d’un personnage plutôt solitaire et triste, avec une fée qui vient changer sa vie.
Fiona : En fait on ne part jamais avec l’idée de faire tel style ou telle ambiance. On préfère se laisser imprégner par les lieux où on va tourner plutôt que de déterminer à l’avance. On a l’impression que ça va être plus libre, original et intéressant. C’est parfois frustrant : par exemple à la déco, ils aiment bien savoir : « c’est années cinquante ou soixante ? » Ils aimeraient bien avoir des références précises pour pouvoir faire un style reconnaissable, mais nous on veut faire exactement le contraire, on veut faire quelque chose qui n’a pas été fait.
Justement, les lieux : d’après vous, d’où vient cet engouement pour Le Havre ? Rebecca Zlotowski, Kaurismäki, et maintenant vous…
Bruno : Il y a plusieurs choses. Déjà, une politique culturelle de la région Haute-Normandie qui aide beaucoup de longs métrages. Quand la région t’aide, tu dois tourner là-bas. Depuis trois ans les gens choisissent spécifiquement Le Havre. Mais pour nous, comme pour Kaurismäki, c’est un vrai choix esthétique.
Le film n’aurait pas pu se faire ailleurs.
Dominique : Il aurait été très différent. Au Havre, il y a ce milieu urbain, industriel, et puis la mer…
Oui… je crois que ma scène préférée, c’est la danse aquatique, avec les coquillages, mais aussi les sacs plastiques. Comment faites-vous vos choix musicaux ?
Dominique : Ça se passe sur une très longue période. Pour le premier film, L’Iceberg, on avait un compositeur qui s’appelait Jacques Luley, qui nous a fait des propositions. Pour la suite, on a eu envie de danser. Je cherche beaucoup de musique en peer to peer, j’en ai des milliers. Ensuite, on fait un pré-choix sur des morceaux qui nous inspirent pour la chorégraphie. On arrive à la fin à une vingtaine de musiques. Le jazz collait bien à l’univers nocturne. Le Havre est une ville qui a été détruite pendant la guerre, puis reconstruite par un architecte dans un style moderne, en tout cas dans le centre. Le côté jazzy collait bien. On a ces choix-là et on essaye de danser. On filme tout sur pied, et il y a toujours deux ou trois musiques plus pertinentes, et dans ces musiques trois ou quatre secondes qui nous paraissent jolies. On part de ça, et on étire : qu’est-ce qui se passe avant, après ces trois secondes. C’est un travail de plus d’une année jusqu’au dernier jour de tournage ou la chorégraphie est faite.
Fiona : Parfois, on n’est pas tout à fait prêt jusqu’à cinq minutes avant le tournage, on change encore d’avis…
Une idée m’est venue en sortant de la projection : il me semble qu’avec ces deux personnages, exposés à des situations différentes, film après film, vous êtes un peu en train de compiler un répertoire de fables, dans lequel on pourra puiser comme on peut puiser dans celles de La Fontaine.
Dominique : Ça serait chouette !
Fiona : On essaye toujours de créer une sorte de fable. De dire : « ce que vous allez voir, on s’en détache un peu, on ne sait pas quelle année c’est. »
Comment anticipez-vous la sortie ?
Fiona : On a fait pas mal d’avant premières, on sait que les réactions ont été bonnes.
Bruno : Et puis on n’a pas vraiment arrêté depuis Cannes…
Dominique : On sait que peu à peu, on fidélise un public qui aime ce qu’on fait et qui revient toujours un peu plus nombreux. C’est ça l’important. Petit à petit, on monte !