Dans la lignée de leurs précédents opus, Abel et Gordon proposent dans Paris pieds nus une féerie urbaine fondée sur des gags slapstick et une rencontre amoureuse placée sous le sceau du bizarre. Fiona (Fiona Gordon), une Canadienne, se rend pour la première fois à Paris pour rejoindre sa tante Martha (le dernier rôle d’Emmanuelle Riva), une autre exilée sur le point d’être envoyée contre son gré en maison de retraite. Au gré de ses mésaventures, elle fait la rencontre de Dom (Dominique Abel), un SDF chapardeur qui va la guider tout autant qu’il va la détourner de son chemin. Malgré l’hommage esthétique réussi aux grandes œuvres du muet et un éloge charmant des pouvoirs du corps comique, le film ne parvient pas tout à fait à donner au burlesque toute sa force politique. La série de vignettes élégamment clownesques qu’il met en scène demeure, en effet, un peu gratuite et ne permet pas au spectateur, comme elle l’interdit à ses personnages, d’habiter pleinement Paris.
Les Pieds Nickelés
Le point de départ est très séduisant dans la mesure où le film choisit un spectre de personnages particulièrement atypiques qui nous place d’emblée dans une marge parisienne rarement vue au cinéma. Fiona est une étrangère effective, elle ne se promène qu’avec un immense sac rouge sur lequel flotte fièrement le drapeau de son pays d’origine. Les couleurs vives qu’elle arbore la placent en dehors de la réalité et font presque d’elle un personnage dessiné, à mi-chemin entre le Cluedo et Fifi Brindacier. Venue du grand Nord, qu’on aperçoit dans une scène inaugurale, elle voit se répéter son exil et son étrangeté sur la scène parisienne. Dans le métro, elle se singularise par son accoutrement et sa solitude est illustrée par le fait qu’elle ne peut fraterniser que de manière bancale avec un garde canadien également en déplacement. Dom (Dominique Abel) est un SDF qui fouille dans les poubelles pour se nourrir et Emmanuelle Riva excelle dans un rôle de grand-mère fantasque, très libérée sexuellement, et dont on voudrait étouffer les pulsions libertaires. Le point de départ dramatique rejoint ce choix de la marge dans la mesure où tous ces personnages appartiennent à une périphérie menacée. On cherche à les maîtriser ou à les anéantir, situation riche de divers potentiels métaphoriques. Les gags burlesques illustrent très bien ce pouvoir de l’environnement sur nos personnages. Dom n’est jamais à sa place, et particulièrement pas dans un restaurant luxueux : tout en étant progressivement enseveli sous les câbles électriques, il tressaute par exemple au rythme d’un haut parleur dont on lui impose la proximité. Fiona, quant à elle, ne cesse de chuter au gré des obstacles qui se dressent sur son chemin, quand elle ne se coince pas le nez dans des ascenseurs.
Minimalisme et résistance
Ces saccades des corps qui deviennent tour à tour planche à repasser ou pierre tombale sont également le signe du rôle crucial qui est assigné au non-verbal dans ce film. C’est par le mouvement que passe la résistance qu’opposent les personnages à l’univers qui les entoure. Une scène de tango improvisée sur le bateau Maxim’s ou une chorégraphie de pieds entre Pierre Richard et Emmanuelle Riva sont des jolis exemples de ces moments ludiques où la danse vient effectivement suppléer les bavardages inutiles et transformer la rigidité habituelle des comportements en poésie sans finalité. Ce sont dans ces moments où les corps dansants prennent le pouvoir que le film trouve sa puissance. Néanmoins, celle-ci est trop vite évacuée par le cadre d’un Paris nostalgique qui demeure trop résolument pittoresque pour que puissent s’y faire sentir les aspérités d’un Paris vécu. De l’esthétique de la maquette du village canadien qui ouvre le film aux aplats de couleurs en deux dimensions façon Wes Anderson, les décors composés et cadrés nous isolent trop de la réalité. Si l’on ressent bien l’hommage aux Lumières de la ville et au cinéma de Chaplin dans la scène finale de la tour Eiffel, placer le film sur l’île aux Cygnes est un symbole parfait du caractère trop insulaire de cette œuvre dans laquelle la modernité s’immisce difficilement. Ceci est regrettable car le burlesque peut être effectivement politique lorsqu’il se pose comme alternative à la résignation. On peut penser, par exemple, à l’œuvre de Serge Bozon (Tip Top) et à celle de Jean-Christophe Meurisse (Apnée) pour des exemples réussis de rires libérateurs parvenant à brocarder des systèmes grotesques par le recours à l’absurde. Il aurait fallu à Abel et Gordon moins de gesticulations muettes et plus d’étouffement, moins de cadres et plus de débordements.