Le cinéma hollywoodien est actuellement dans un étrange état, entre vitalité des films – sur ce point, il n’a pas perdu de sa superbe – et faisceau d’indicateurs qui pointent une crise manifeste : l’impact du Covid, l’avènement des plateformes, les échecs répétés au box-office de films de studio dits « adultes », l’hégémonie de Marvel… Or qui dit crise dit introspection : que nous raconte Hollywood de cette période difficile qu’il traverse ? La réponse tient peut-être dans la vague de films proustiens, plus ou moins autobiographiques, à laquelle on assiste depuis quelques mois. Once Upon a Time… in Hollywood, Licorice Pizza, Apollo 10½, Armageddon Time et, bientôt, The Fabelmans : il s’agit à chaque fois de revisiter une époque, celle de l’enfance ou de l’adolescence de cinéastes aguerris, pour retrouver l’émoi d’une première étincelle, localiser un point de bascule, voire même inverser le cours de l’histoire afin de conjurer la perte d’une innocence. L’analyse est tentante : c’est parce que le présent est trouble que le cinéma hollywoodien lorgnerait vers le passé, y compris lorsque le voyage mémoriel relève d’un geste réflexif qui n’a pas grand-chose à voir avec l’entreprise nostalgique – c’est le cas notamment du prodigieux dernier film de Spielberg, qui sortira en France dans quelques semaines. Mais deux films récents, qui se font par endroits étrangement écho, viennent complexifier l’équation. Blonde d’Andrew Dominik et Babylon de Damien Chazelle s’inscrivent dans une tradition prolifique du cinéma américain, celle de films qui commentent l’intérieur même d’Hollywood pour, au choix, mettre en abyme sa puissance d’émerveillement (Chantons sous la pluie), ou bien dévoiler sa part obscure (Sunset Boulevard). La spécificité du film de Chazelle est qu’il semble vouloir tenir les deux bouts, un peu comme le faisait La La Land, l’euphorie et la désillusion allant chez lui de pair, dans un pas de deux où la joie est d’emblée nappée d’un coulis mortifère, quand Dominik emprunte une voie plus nette, et ce dès son ouverture, où les collines de Beverly Hills sont dévorées par les flammes : Hollywood y apparaît sans détour comme l’Enfer.
Et les films de dialoguer de scène en scène : ici on vomit sur la gueule du spectateur, là un éléphant défèque sur la caméra ; Nelly LaRoy (la star du cinéma muet que campe Margot Robbie) et Monroe sont les filles de mères catatoniques enfermées dans un hôpital psychiatrique ; chacune est confrontée au mépris d’une caste privilégiée ; toutes deux connaîtront un destin funeste, etc. En somme, d’un film à l’autre, Hollywood est figuré comme un gigantesque cloaque dévorant les âmes naïves qui s’y aventurent. L’entreprise n’est pas sans risques : Babylon, bien davantage que Blonde, dont la structure de portrait fragmenté sert surtout de matrice plastique (pour le meilleur et pour le pire), livre ainsi une relecture parfois très discutable d’une époque, celle de l’avènement du cinéma parlant, et plus loin du cinéma classique, avec lequel Chazelle semble entretenir une relation pour le moins contrastée. Pourquoi brûler Hollywood, pourquoi filmer la chute de Babylone ? Pour révéler le marais sur lequel repose l’édifice monumental : le racisme, l’homophobie (Babylon), le sexisme (Blonde), etc. Les films de Dominik et de Chazelle sont en cela des répliques du séisme #MeToo (et plus largement de nombreux mouvements sociaux récents, tel que Black Lives Matter), qui part justement d’Hollywood, épicentre d’une fracture, y compris dans la manière dont l’industrie du cinéma américain se perçoit elle-même et se met en scène. Si Blonde et Babylon ne resteront sûrement pas dans les annales de cette histoire du cinéma qu’ils déconstruisent, leur caractère assez monstrueux et la violence qui les innerve témoignent en tout cas plutôt bien des soubresauts que connaît la vieille usine à rêves, dont la part cauchemardesque attire davantage aujourd’hui les regards que la beauté de ses mirages.