On saura gré à Damien Chazelle de nous avoir mâché le travail : à la suite d’une présentation de Babylon, le cinéaste a qualifié son dernier film de « hate letter to Hollywood, but a love letter to cinema ». Difficile de mieux résumer ce portrait d’une industrie à la croisée des chemins : Chazelle retrace la bascule du muet vers le parlant en rejouant (c’est le semi-secret du film, qui se dévoile pleinement dans le dénouement) certaines séquences de Chantons sous la pluie, dont il constitue une sorte de jumeau maléfique. Son moteur n’est pas la joie de la mise en abyme du cinéma classique, mais le dégoût que suscite le cadre normé d’Hollywood, dépeint comme trop rigide et puritain. Tel le faux pasteur de La Nuit du chasseur, sa grande affaire consiste dès lors à orchestrer une lutte acharnée entre l’amour (du cinéma en général) et la haine (de l’usine hollywoodienne en particulier). En cela, Babylon clarifie plus nettement encore l’ambivalence déjà au cœur de La La Land, qui semblait raviver les feux de la comédie musicale pour mieux raconter un désenchantement ; l’un n’allait pas sans l’autre, et la beauté contrastée du film, qui ne se révélait pas tout de suite, tenait précisément dans le chemin sinueux qu’il empruntait, en inscrivant, dans la chair des scènes, les noces impossibles entre le contemporain et le retour à la féerie du passé. Babylon, lui, ne cherche pas à faire dans la dentelle, mais cultive au contraire un trop-plein : la liberté des années 1920 s’illustre d’abord par un déferlement de matières. Excréments, urine, vomi, alcool, drogues, sueur, larmes, sang (les plateaux de cinéma y sont figurés comme des batailles où agonisent des figurants réellement charcutés) : tout se mélange en une orgie euphorique et peu ragoûtante dont le cinéaste cherche, tout de même, à faire perler un semblant de grâce, comme ce coucher de soleil qui ponctue un tournage titanesque. Dans l’œil du cyclone, un papillon, divin hasard, se pose délicatement sur Jack Conrad (Brad Pitt), alors qu’il embrasse sa partenaire.
À gros sabots
Mais cette alliance s’opère ici au forceps. Chazelle ne prend plus le temps de lézarder son édifice ; il se fait plus insistant et grossier, notamment dans la manière dont il romance les années 1920 comme un âge d’or de liberté et de diversité ethnique. S’il y a un fond de vérité dans ce tableau – les années 1930 sont bel et bien le théâtre d’un retour de bâton moral au sein de l’industrie hollywoodienne –, la façon dont le scénario fait coïncider la manifestation du racisme ou de l’homophobie avec les prémisses du Code Hays a de quoi interpeller : on sent bien que Chazelle, à la manière des panégyristes latins, s’embarrasse moins d’un souci de véracité historique qu’il ne fait rhétoriquement l’éloge (puis le récit noir) d’une période passée pour mieux commenter le présent, celui d’un Hollywood en proie à une violente remise en question, dans le sillage notamment de la chute d’Harvey Weinstein. Au risque d’un schématisme et d’une construction trop binaire : la démonstration accouche de visions pataudes (le souterrain interlope où Hollywood refrène ses pulsions les plus sombres) et de scènes systématiquement fondées sur une logique d’intensité et de débauche d’énergie.
C’est le principal regret que laisse Babylon qui, en dépit de sa durée, ne prend pas assez le temps de réellement déplier ses séquences, à quelques exceptions près, comme celle où Nellie LaRoy (Margot Robbie) se voit confrontée aux contraintes d’un tournage sonore. Quand bien même le montage de Chazelle s’appuie sur une logique rythmique visant trop ouvertement une efficacité, la montée en tension permet paradoxalement de reprendre un peu son souffle : à l’échelle du récit, c’est la première fois qu’une situation donnée est explorée afin de faire émerger une dynamique claire de mise en scène, sans toutefois que cette dernière se départisse d’une logique accumulative poussée jusqu’au point de rupture (un corps qui s’effondre). Reste que cette frénésie stylistique un peu creuse n’est pas le pire travers du film : c’est quand il se fait élégiaque et mélancolique que Babylon se vautre le plus ouvertement dans la fange. Ainsi d’une scène de suicide vraiment rebutante, dont l’issue ne fait d’emblée que peu de mystère. Chazelle, pourtant, s’appesantit avec une balourdise drapée dans une pudeur artificielle : si la caméra reste au seuil de la chambre d’hôtel où le personnage met fin à ses jours, elle filme par l’entrebâillement de la porte ses allées et venues jusqu’à ce que l’on distingue distinctement un revolver, puis les éclaboussures de sa cervelle sur un mur blanc. Il en va de même dans la dernière séquence : non seulement le réalisateur souligne ses intentions au Stabilo, mais il s’octroie surtout un bouquet final confondant de naïveté sur les puissances du cinéma, avec une compilation d’extraits canoniques (des chronophotographies d’Étienne-Jules Marey à Avatar !). De l’ambivalence promise, il ne reste alors plus grand-chose, sinon une mélasse assez informe.